5. Une histoire de l'écologie occidentale (5/5)
XXIème siècle partie 2 : Politisations et mouvements écologiques
Bonjour et bienvenu.e, pour le cinquième et dernier article de cette série sur l’histoire de l’écologie. Ici Lunaï et Jean du Tourmentin, nous sommes ravis de poursuivre cette aventure avec vous.
Lors du dernier quart de siècle, l’écologie est devenu un sujet omniprésent. Nous avons vu la semaine dernière comment les apports scientifiques avaient permis de mieux appréhender les enjeux écologiques et comment s’était poursuivi le processus d’institutionnalisation de l’écologie. Aujourd’hui nous évoquerons comment les mouvements se sont réinventés et comment de nouvelles pensées, de nouvelles organisations et de nouveaux concepts sont apparus.
A la lumière des quatre articles précédents, nous évoquerons aussi l’impuissance qui semble traverser l’écologie et nous tenterons de décrire les défis qui restent à relever.
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"Les débats sur la pensée écologiste ont disparu dans les années 1980 avec le rouleau compresseur du néolibéralisme" et “l'effondrement du bloc soviétique”
Dominique Bourg, 2021
Il faut attendre le début des années 2000 pour voir ressurgir une nouvelle prise de conscience en occident, grâce notamment "aux rapports du GIEC et à l'intérêt des médias dominants pour les conséquences du dérèglement climatique" (D.Bourg).
L’écologie devient un enjeu global et une priorité urgente, au moins en apparence. Les ingénieur.e.s et scientifiques, d’ordinaire apolitiques, voient leurs actions et leurs visions se politiser, notamment chez les jeunes encore étudiant.e.s dans les Grandes Ecoles. Cette politisation s’accompagne vers la fin des années 2010 des marches pour le climat qui englobe une large partie de la jeunesse dont des lycéens. En parallèle de cette politisation du champ social et technique, de nouveaux mouvements voient le jour ou se réinventent en occident, par exemple en France avec la collapsologie, la décroissance ou les Communs. Ces concepts vont être redécouverts par une frange du champ scientifique et nourrir une littérature grandissante.
Dans cet article nous nous focaliseront à l’échelle française, tout d’abord présenter ces différents mouvements de manière chronologique puis comment les populations, et plus précisément les jeunes notamment des Grandes Ecoles Française, commencent à redécouvrir ces mouvements. L’héritage de ces derniers, nous vous l’avons déjà dit et c’est la thèse de cette série d’article, est trop largement peu connue spécifiquement dans le milieu écologiste.
A noter que contrairement aux articles précédents, le manque de recul historique et nos biais personnels ont rendu la rédaction de cet article plus difficile.
I. L’écologie dans une phase de maturation idéologique
« L’écologie, comme le socialisme en 1830, se trouve encore dans sa phase infantile, elle a besoin de se structurer idéologiquement et intellectuellement »
Pierre Charbonnier, Philosophe et chercheur au CNRS, Ballast, 2018
L’écologie, selon Charbonnier, se trouve dans un stade de développement semblable à celui du socialisme au début du XIXe siècle.
Le besoin de structuration évoqué ne cible pas seulement les principes de base, mais s’inscrit également dans une volonté de reconfigurer la société entière. Loin d’être une simple tendance, l’écologie est aujourd’hui une exigence, un impératif qui doit réinventer notre rapport à l’environnement, aux vivants, humains ou non-humain mais aussi à la technologie, à l’économie, à l’autonomie, à l’Etat, à la géopolitique…
« L’écologie a été neutralisée au moment même où les alertes scientifiques s’accumulaient »
Sur les années 1990, Jean-Baptiste Fressoz & Christophe Bonneuil, L'événement Anthropocène
Auparavant perçue principalement comme une suite d’alertes sur les dangers environnementaux, l’écologie s’est désormais transformée en un domaine de puissance de créer, de faire et d’agir. Cela se matérialise par des mouvements qui portent l’idée et la possibilité d’un nouveau monde, d’un autre monde.
« Un monde où il y ait place pour de nombreux mondes »
Proposition Zapatiste
Renaissance des mouvements écologistes : Les années 2000
L’offensive néolibérale des années 80-90 couplée à la chute de l’URSS en 1991 ont renforcé l’hégémonie du capitalisme et marginalisé les options contestataires, notamment écologiques.
« L’effondrement du mur de Berlin et la disparition de l’Union soviétique ont servi à renforcer l’idée qu’il n’existait pas d’alternative au capitalisme de marché libre – un capitalisme désormais débarrassé de toute menace idéologique sérieuse. [...] Cela a aussi contribué à repousser les débats sur des modèles économiques plus durables ou équitables »
Naomi Klein, La Stratégie du choc
C’est justement en opposition aux politiques néolibérales jugées incapables de résoudre les inégalités et moteur de destructions environnementales, toujours mieux documentées, que des nouveaux mouvements écologiques apparaissent au tournant du nouveau millénaire en occident et notamment en France.
Depuis le milieu des années 1990, le développement des politiques néolibérales a suscité toutes sortes de résistances. Pour ne parler que de la France, mentionnons les luttes pour la défense de la sécurité sociale (plan Juppé en 1995) et des retraites (2003 puis fin 2007 concernant les régimes dits « spéciaux »), le mouvement contre la réforme de l’assurance maladie (2004), contre le traité constitutionnel européen (2005), contre les réformes du droit du travail (CPE, 2006), contre la néolibéralisation de l’enseignement supérieur (2007 puis 2009 ), contre la réforme de l’hôpital (2009), etc. Les différents aspects de la crise sociale ont également suscité de nombreuses mobilisations collectives : mouvement des chômeurs (1997-1999), révolte des banlieues (2005), mobilisations de mal-logés et de sans-logis (Enfants de Don Quichotte, 2007), mobilisation contre le travail précaire (Génération précaire, 2006), etc
[…] La perte de légitimité du néolibéralisme s’inscrit également dans le contexte d’une prise de conscience progressive d’une crise écologique qui surgit sous différentes formes : augmentation du prix du pétrole et nécessité de chercher des alternatives énergétiques, émeutes de la faim et absurdité de la mise en concurrence mondiale des productions agricoles
“Les crises du néolibéralisme : processus de révoltes et adaptation”, Emmanuel Renault et Bruno Tinel
Fauchages de cultures d’OGM
Dans les années 80-90 les législations sur les OGMs étaient loin d’être harmonisées entre les Etats. C'est avec les grandes crises agricoles, et lorsque la contamination de plants “sauvage” - par le pollen transgénique ou par la non-étanchéité des filières de production - a été révélée au grand jour que tout a basculé au début des années 2000.
En août 2000, en Australie et en Grèce, plusieurs tonnes de coton Roundup Ready ont été mélangées à des semences traditionnelles et ont contaminé la chaîne de l’alimentation animale sous forme de tourteaux.
A cela s’ajoute la contamination pollinique :
4500 hectares de coton contaminés en Grèce
4800 hectares de maïs dans le Sud Ouest de la France
4600 hectares de soja dans le Sud Est de la France
Puis les populations apprennent que des semences de colza vendues par Advanta à cinq pays – Allemagne, France, Grande-Bretagne, Luxembourg et Suède – contiennent des OGM non autorisés.
Mais ce qui va attirer l’opinion publique internationale et qui va créer un clivage social, c’est la contamination par le maïs transgénique Starlink et le fait qu’il touche, pour la première fois, de nombreux produits destinés à l’alimentation humaine. En réaction la FDA américaine a durci ses protocoles d'autorisation.
L’affaire Starlink est exemplaire dans la mesure même où elle permet de montrer comment les interrogations exprimées depuis de nombreux mois par des associations environnementalistes et par des associations de consommateurs ne sont pas de simples fantasmes liés à une peur irrationnelle, hors-sol et obscurantiste.
Pourtant, depuis 1990, dix ans avant les révélations, l'Union européenne imposait déjà l'autorisation préalable obligatoire pour toute mise sur le marché d'organismes génétiquement modifiés : chaque OGM doit donc être évalué au cas par cas. En 1992, la Convention sur la diversité biologique de Rio pose les bases internationales en insistant sur l'importance d'éviter des dommages à l'environnement dus aux OGM. L'approche européenne se durcit encore avec l'adoption, en 1997, du règlement sur l'étiquetage, exigeant de mentionner clairement la présence d’OGM sur les emballages alimentaires dès qu'ils dépassent 0,9 %.
Mais face à ces révélations, l'Union Européenne entreprend la voie du principe de précaution, réglementant strictement tout ce qui touche aux cultures transgéniques.
Au niveau international, le protocole de Cartagena initié en 2000 par les Européens et soutenu par les pays - dit - en voie de développement et entré en vigueur en 2003, oblige pour la première fois les pays à informer officiellement les autres États lorsqu'ils exportent des OGM. Il est ratifié par 103 pays à l’exception des États-Unis, entre autres.
La France, quant à elle, interdit la culture des OGM à des fins commerciales, hormis pour un type de maïs génétiquement modifié : le "MON810", un végétal transgénique destiné à l’alimentation animale et humaine conçu pour résister à certains insectes nuisibles, et qui peut donc se retrouver dans notre assiette.
En parallèle, des mouvements sociaux et des associations environnementales se créent. En effet cette modification du vivant puis sa privation via les brevets d’OGM va provoquer une levée de bouclier avec de nouvelles mouvances qui se créent en réaction, soutenue par d’anciens mouvements déjà engagés dans le secteur agricole. L’arrivée des OGMs est la suite logique du discours du “progrès” et du “développement” capitaliste après la mécanisation agricole.
Les faucheurs volontaires constituent un mouvement essentiellement français (mais des actions similaires ont eu lieu en 2007 en Allemagne, au Portugal et en Grande-Bretagne), dont les 6 700 militants revendiqués se sont engagés par écrit à détruire les parcelles d'essai transgéniques et de cultures d'OGM en plein champ. C’est l’un des principaux mouvements d’opposition aux OGM en France. Soutenus principalement par la Confédération paysanne, les Faucheurs se distinguent des autres mouvements anti-OGM par leur mode d’action : des opérations commandos de destruction de champs d’OGM et des interventions dans les ports français contre les importations d’OGM. Les procès consécutifs à ces actions constituent pour eux l’opportunité de médiatiser leurs revendications.
« José Bové, ami de lutte, sortait juste de prison pour l’affaire du MacDonald. La justice sanctionnait de plus en plus lourdement les actions de fauchage qui se multipliaient. Nous craignions à l’époque que ce type d’action n’en arrive à dissoudre la Confédération paysanne. Alors j’ai eu l’idée de créer un mouvement de résistance qui ne soit ni une association, ni un syndicat, sans représentant légal, et qui puisse représenter la société civile »
Jean-Baptiste Libouban, père des Faucheurs
Le premier fauchage d’une parcelle de colza OGM se déroule le 7 juin 1997 à Saint-Georges d’Espéranche dans l’Isère. La Confédération Paysanne, soutenue par d’autres mouvements, mobilise contre cette parcelle d’essai de Monsanto.
Depuis le moratoire de 2008, la culture et l’extension des OGM sont contenues « mais la situation n’est pas réglée, estime Jean-Baptiste Libouban.
« Aucune expérimentation de plante génétiquement modifiée au champ n'est actuellement autorisée en France. Le dernier essai au champ d'OGM en France remonte à 2013 »
La situation des OGM en France, Ministère de l’agriculture
Toutefois, les choses bougent au niveau de la Commission européenne. Cette dernière a en effet proposé en juillet 2023 un texte destiné à assouplir les règles en vigueur concernant l'utilisation des OGMs.
Mouvement Colibris
Créé en 2007 sous l’impulsion de Pierre Rabhi et quelques proches, le Mouvement Colibris
« est un mouvement citoyen qui œuvre à l’émergence d’une société écologique et solidaire, radicalement différente, en favorisant le passage à l’action individuelle et collective. Persuadé que chacune et chacun détient une part de la solution, il accompagne ainsi des milliers de personnes et collectifs, partout sur les territoires, qui imaginent ensemble un nouveau modèle de société, basé sur les valeurs de sobriété heureuse, de coopération et de respect du vivant »
Page internet du mouvement Colibris
Parmi ses projets les plus connus on retrouve celui des Oasis, imaginé par Pierre Rabhi. Il s’agit d’habitats participatifs qui reposent sur cinq piliers : agriculture et autonomie alimentaire, éco-construction et sobriété énergétique, mutualisation, gouvernance respectueuse, accueil et ouverture sur le monde.
« J’avais imaginé des oasis en tous lieux, en poussant au regroupement des gens, afin qu’ils mutualisent leurs compétences et leur savoir-faire. Chaque oasis comporterait une vingtaine d’habitants, qui vivraient en solidarité, avec des cours pour les enfants et les collégiens, sur la base de l’échange, sans obligation de se rémunérer »
Pierre Rabhi, Ouest-France, 2015
L’association en revendique aujourd’hui plus de 1 000 en France et constitue un des piliers connues de l’action locale et écologique en France.
Transition énergétique/écologique
Dans la même période se structure en France et dans le monde un grand mouvement autour de la transition, qu’elle soit écologique, énergétique ou la Grande Transition comme certains l’appellent. Le but premier : atteindre la neutralité carbone en 2050. Ce mouvement apparait en réaction à l’importance que prend le sujet climatique dans le débat public. Précisons qu’en fonction des mouvements et de leurs évolutions dans le temps d’autres sujets écologiques comme la biodiversité ou l’eau sont intégrés.
Bien que des objectifs de réduction d’émissions soient entrés dans le débat politique à la fin du XXème siècle avec le protocole de Kyoto, ce sont les Grenelles de l’environnement de 2007-2009 qui marquent un tournant dans la concertation pour bâtir des politiques environnementales - de transition - autour du nucléaire, des énergie renouvelables, de l’efficacité énergétique et de la mobilité durable. C’est à cette période qu’une loi de finance rectificative pour l’année 2010 officialise le changement de nom du CEA, qui devient : Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives. En 2015, la loi de transition énergétique pour la croissance verte fixe des objectifs nationaux : montée en puissance des renouvelables, réduction de la consommation énergétique finale, baisse de la part du nucléaire à 50 %, et neutralité carbone à l’horizon 2050. En 2017 le ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer devient le ministère de la transition écologique et solidaire et gardera cet intitulé de “transition écologique” dans les changements de nom futurs.
Ce mouvement transitionniste est fortement appuyé par des associations de la société civile :
NégaWatt, fondée en 2001 qui regroupe des experts de l’énergie (ingénieurs, thermiciens, urbanistes, etc.) et propose depuis 2003 un scénario prospectif basé sur trois piliers (l’ordre est important) :
Sobriété
Efficacité énergétique
Développement des énergies renouvelables
Le Shift Project, fondé en 2010, et dirigé par l’incontournable Jean-Marc Jancovici qui défend une approche modélisée et chiffrée de la décarbonation de l’économie et qui a produit de nombreux rapports sur les différents secteurs de l’économie. En 2021, son Plan de transformation de l’économie française (PTEF), propose une feuille de route, la plus complète possible, pour réorganiser ces secteurs en cohérence avec la neutralité carbone. Ce plan a désormais son site internet.
Les associations La Fresque du Climat, La Fresque de la Transition énergétique, Réseau Action Climat, Avenirs Energétiques, Avenir Climatique et l’atelier Horizon Décarbonné contribuent à faire connaître les enjeux énergies-climat en France.
Au niveau institutionnel deux organismes contribuent à dessiner les contours de différents scénarios de transition :
Pour la transition purement énergétique, RTE (Réseaux de transport d’électricité) publie en 2021 son rapport « Futurs énergétiques 2050 ». C’est un des documents de référence sur les scénarios de mix énergétique décarboné qui comprend 6 grands scénarios, allant d’un mix très fortement renouvelable (100 % ENR) à des scénarios où le nucléaire est fortement maintenu ou renouvelé. Cependant tous les scénarios incluent :
une baisse de la consommation énergétique
une électrification massive des différent secteurs de l’économie
une forte croissance des ENR (solaire et éolien)
Pour la transition écologique, l’ADEME publie, aussi en 2021, son étude « Transition(s) 2050 » qui propose 4 grands scénarios de transformation vers la neutralité carbone. Les scénarios varient selon l’ampleur de la sobriété, de la place donné aux “technologies vertes” mais incluent aussi les changements de mode de vie sur l’alimentation, la mobilité, l’emploi, le logement et des rapports différents à la démocratie et aux indicateurs de richesse, soulevant alors les enjeux de transformation socio-culturel de la transition. Les 4 scénarios détaillés sont disponibles sur ce site mais voici un bref résumé :
Génération frugale : mode de vie sobre, nouveaux indicateurs économique, réduction des besoins non vitaux
Coopérations territoriales : relocalisation, circuits courts, démocratie participative
Technologies vertes : fort recours aux innovations technologiques, industries décarbonées, mode de vie similaire avec un peu de sobriété
Pari réparateur : continuité du modèle actuel et confiance dans la capacité de gérer, voire à réparer, les systèmes sociaux et écologiques avec plus de ressources matérielles et financières
En parallèle des stratégies et des plans dit Net-Zero apparaissent à l’échelle internationale et française. Ils visent la neutralité carbone de l’économie d’ici 2050 principalement à travers une refondation du système énergétique mondial. C’est le cas du couple SNBC/PPE (Stratégie Nationale Bas Carbone, Programmation Pluriannuelle de l’Energie) en France ou du plan Net-Zero by 2050 de l’Agence Internationale de l’Energie. Ce dernier se base sur un déploiement massif des renouvelables, l’efficacité énergétique, l’électrification, les bioénergies (biomasse, biogaz, biofuels), les technologie de capture et stockage du carbone et l’hydrogène vert.
Bien que remplie de nuances la nébuleuse du mouvement pour la transition se focalise principalement sur l’enjeu énergie-climat et plaide pour la neutralité carbone par un changement de système énergétique, plus ou moins de sobriété et un changement agricole lui aussi plus ou moins détaillé.
Ce grand mouvement diffus à la particularité de nourrir les institutions et d’être soutenu/porté par une grande partie des élus et des partis politiques. La récente campagne de financement participatif du Shift Project afin de “construire des propositions et peser sur l’élection présidentielle” et le site comprendre2050, témoignent également de liens entre les mouvements et les institutions sur la question de la transition.
Après avoir évoqué des mouvements écologiques plus radicaux et plus dans le conflit dans les années 60-70 dans les articles précédents, ce mouvement de la transition contraste par sa porosité avec le politique, son réalisme pragmatique et sa vision relativement technique. Une telle évolution amène le chercheur Alexis Vrigon à s’interroger (son travail se cantonne aux années 60-80 mais nous trouvons l’analyse toujours d’actualité) :
Est-ce
« le reflet d’une saine prise en compte de l’inertie du réelle et de l’impossibilité à transformer radicalement la société sur le court terme. Les écologistes seraient alors amenés à œuvrer à une réforme concrète des institutions en direction d’une démocratie technique avant tout attentive à la transformation des procédures de concertation »
ou selon une autre interprétation, est-ce un désarmement de la critique écologique :
« D’une part, les écologistes ont dû régulièrement faire face à une philosophie critique qui voit en eux le résultat d’une pulsion antimoderne et réactionnaire remettant en cause la liberté de l’homme en l’enchaînant à la nature, prétendant donner des droits aux arbres et aux animaux et qui, en dernière analyse, visant à installer une nouvelle forme de totalitarisme. Dans leur très grande majorité, les écologistes n’ont eu de cesse de chercher à invalider ces critiques, ce qui a conforté en leur sein les courants partisans d’une approche réaliste de l’évolution des sociétés, conduisant à une déradicalisation du courant. D’autre part, à mesure que la lutte antinucléaire se révèle infructueuse face à la détermination des pouvoirs publics et que les énergies nouvelles dans lesquelles tant d’espoirs avaient été placées voient leur efficacité remise en cause, l’idée d’un nécessaire temps de transition vers une société écologique se fait jour. Dans le contexte des sorties des années 68, cette notion permet aux militants d’accepter un tournant « réformiste révolutionnaire » et une relative dépolitisation de leur action dans une approche qui délaisse le conflit au profit de la concertation et d’une apologie d’une transformation de la vie quotidienne »
Il conclut :
« En définitive, la notion de transition apparaît profondément ambivalente ; d’un côté, elle prend acte de l’inertie du réel et de la difficulté à transformer une société, de l’autre, elle conduit à une déradicalisation voire à une neutralisation de l’écologisme »
En parallèle de ce grand mouvement de la transition, d’autres mouvement se développent, renaissent et gagent en popularité en partie à cause des échecs des approches “développement durable”/“transition écologique” à faire advenir une transformation écologique de la société.
Communs
Nous ne pourrons pas parler du mouvement décroissant et du mouvement des communs sans esquisser l’histoire du “développement”. Cette histoire et ses critiques feront l’objet d’un prochain article tant cette notion est importante.
« Dans les années 1960 […] le développement était l’objectif que tout le monde devait suivre et l’on opposait, à la suite du président américain Harry S. Truman dans son fameux discours de 1949, les pays dits développés et ceux « sous-développés ». Les premiers étaient ceux qui avaient connu les « Trente Glorieuses » : nous étions alors en pleine croissance. Et le développement était présenté comme la solution permettant aux seconds d’accéder à la croissance. […]
En 1966, je suis parti comme expert en développement au Laos et j’y ai vécu mon chemin de Damas : j’y ai trouvé à l’époque une société qui n’était ni développée ni sous-développée ; elle était en dehors de l’économie. Cette société était bâtie sur un modèle d’agriculture vivrière. Les gens vivaient dans de petits villages, semaient du riz gluant et faisaient des fêtes en attendant la récolte. S’il n’y avait pas eu les Américains qui bombardaient d’un côté, les résistants vietnamiens qui se battaient de l’autre et les pirates qui tentaient de les piller, ils auraient été parfaitement heureux.
J’ai alors compris qu’en tant que missionnaire du développement j’allais détruire cette forme de vie où les gens souhaitaient seulement qu’on les laisse tranquilles »
Serge Latouche, “Le développement économique s’inscrit dans une démarche ethnocidaire”, Socialter, 2024
Cette interview de Serge Latouche nous permet de reconsidérer les réflexions de certain.e.s intellectuel.le.s face à la montée en puissance du “développement”. Développement qui s’accompagne souvent du “mythe du progrès”.
« Non au discours du progrès ! C’est la richesse pétrolière et la pauvreté pour le village
Non au discours du progrès. Il ne se mêlera pas aux eaux de ma terre, ni de mes veines
Non au discours du progrès. Il ne m’arrachera pas à ce sol, La richesse de mon pays
Non, ils ne toucheront pas à ces eaux. Ce terrain n’est pas à vendre. Et ces gens ne se rendent pas »
Juan Vasquez, Le discours du progrès, 2017
Cette chanson, originaire de la région de Caqueta en Colombie, parle de la valeur du lieu (ou territoire) pour les personnes vivants dessus et du fait qu’il faut le défendre. L’essor des assemblées de consultations populaire est l’expression politique la plus claire de cet attachement au lieu, que “le développement” et “le progrès” détruisent.
Dans le Dictionnaire du développement publié en 1992, Gustavo Esteva (1936 – 2022), un militant mexicain et l’un des plus célèbre défenseurs du post-développement, considère que l’émergence de nouveaux communs sont une alternatives au développement.
Reprenons maintenant l’arrivée de la notion de communs dans le champ français.
Suite à son prix Nobel d’économie en 2009 (le premier pour une femme), le livre la"Gouvernance des biens communs” écrit par Elinor Ostrom en 1990 est traduit en Français en 2010. Ce livre peut être vu comme une réponse à l’article de 1968 de Garrett Hardin « La tragédie des communs », dans lequel il estime que chacun, étant guidé par son avidité, va essayer de bénéficier au mieux des communs, sans prendre en charge leur renouvellement. Il en conclut que la gestion optimale des communs passe soit par la privatisation du bien considéré, soit par sa nationalisation, et qu’il vaut mieux créer des inégalités que de conduire à la ruine de tous.
Le livre d’Ostrom donne un vent de fraicheur à la notion de “commun” qu’on ne dissociait plus du terme “tragédie”. Ce livre témoigne qu’il est possible de gérer les communs à l’échelle locale. En s’appuyant sur des recherches de terrains à l’international pour étudier la gestion collective de communs (gestion des réseaux d’irrigation directement par les parties prenantes en Californie du Sud, ou la manière qu’ont les copropriétaires pour gérer correctement et collectivement les immeubles …). Elle affirme qu’”il n’est pas nécessaire de privatiser ou de faire appel à l’État, si les individus s’auto-organisent dans des régimes de propriété collective, pour gérer durablement des biens commun”. Le plus important étant de permettre aux individus qui les utilisent de communiquer et s’organiser entre eux. Ces derniers, vivant sur place, sont les plus à même de connaître la ressource.
Selon Ostrom, le commun est à la fois la communauté, la gouvernance et la ressource. Ce n’est pas forcément une chose, mais un processus, un projet, un outil de gestion commune des ressources, dépassant le modèle dominant de gestion publique ou privée (qui est insuffisante au regard des nombreux problèmes écologiques).
À la suite de nombreuses études, Ostrom établit huit principes que doivent respecter les biens communs pour permettre leur protection par les communautés d’acteurs (Adams et al., 2001) :
la ressource et les ayants droit doivent être clairement définis
les règles de gestion de la ressource doivent être conformes aux réalités de l’environnement local et aux objectifs des ayants droit
les ayants droit doivent participer à l’élaboration et à la modification des règles de gestion
les agents chargés de la mise en œuvre de ces règles doivent être responsables devant les ayants droit
il doit exister un système gradué de sanctions en cas de violation des règles
le dispositif doit prévoir un accès rapide et aisé à des instances locales permettant de résoudre de potentiels conflits
les autorités supérieures (les États) doivent reconnaître le droit des instances locales à autogérer les ressources garantissant ainsi le principe de subsidiarité
en cas d’existence de vastes ressources communes, des dispositifs de gestion imbriqués peuvent être conçus.
Il s’agit cependant de principes généraux qui ne dispensent pas d’une analyse au cas par cas. Les ressources en eau, la préservation des forêts et de son écosystème, le changement climatique peuvent être vu comme des biens communs à des échelles différentes.
Un phénomène existe toujours autour et au sein même des communs, celui de l’enclosure (Voir notamment le mouvement des enclosures en Angleterre). Par ce phénomène, une richesse qui était partagée se trouve accaparée par des intérêts privés et transformée en marchandises exclusives. Selon David Bollier, c’est notre ignorance qui rend possible ce «pillage» de la richesse commune. Les enclosures se présentent souvent comme étant un “progrès” visant l’efficacité et le “développement” alors qu’ils constituent en réalité des attaques contre la tradition du «faire ensemble». Par l’enclosure, des individus ou des groupes vont mettre la main sur davantage de pouvoir et de richesse par une appropriation unilatérale du droit d’usage du bien collectif.
En France, depuis 2016 :
« La Coop des Communs fait vivre une communauté de personnes physiques, acteurs et chercheurs, pour des « communs de solidarité » qui allient la philosophie des communs et leurs pratiques avec l’expérience, riche et diverse, de l’économie sociale et solidaire (ESS) »
Page “qui sommes-nous” sur le site internet de la coop des communs
Parallèlement à l’émergence de recherches sur la notion de communs, des mouvements de lutte contre la privatisation de biens communs s’expriment dans le monde. Depuis le début du mouvement écologiste (années 1960), le sujet des communs est lié à l’enjeu de préservation des ressources pour la survie des espèces. Aujourd’hui, les contestations se poursuivent, contre l’appropriation par une minorité des ressources naturelles, des services publics, des connaissances ou encore des réseaux de communication. Le principe des communs articule donc luttes pratiques et recherches scientifiques sur la gouvernance collective des ressources.
La Décroissance
"La décroissance n'a pas attendu ce mot pour exister", note le philosophe Dominique Bourg, directeur de la revue La Pensée écologique. Historiquement, la décroissance est la résultante de deux courants : la critique du développement et la prise en compte des questions écologiques.
Le concept provient d’une réflexion de l’économie hétérodoxe nourrie par la théorie des systèmes et l’écologie fonctionnelle via les écrits de l’économiste Georgescu-Roegen, dans les années 1970. Bien que le mot “décroissance” apparaisse pour la première fois dès 1972 dans les colonnes du Nouvel Obs sous la plume d’André Gorz, ce terme ne s’impose qu’en 2002 grâce à une convergence entre le mouvement anti-développementiste et le mouvement anti-pub.
D’un côté, un colloque est organisé au palais de l’Unesco à Paris au début de l’année 2002 intitulé : « Défaire le développement, refaire le monde ». Il est placé sous le patronage d’Ivan Illich et rassemble la nébuleuse anti-développementiste. Les décroissants se démarquent du concept de « développement durable », consacré en 1987 dans le Rapport Brundtland et qui constitue selon eux un oxymore, voire une imposture.
« Présenté comme la solution aux problèmes du Sud, le développement n’est souvent qu’un autre visage de l’occidentalisation du monde. Qu’il soit « durable », « soutenable » ou « endogène », il s’inscrit toujours, de manière plus ou moins violente, dans la logique destructrice de l’accumulation capitaliste. Il signifie inégalités, destruction de l’environnement et des cultures »
Serge Latouche, Le Monde Diplomatique, 2001
De l’autre , la revue S!lence publie en février 2002 un dossier sur la « décroissance soutenable et conviviale », inspiré par les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen, qui s’ouvre par un éditorial co-écrit par Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, responsables de l’association Casseurs de pub. Ces deux auteurs diffusent, à partir de 2004, un mensuel, “La Décroissance”.
En 2004, malgré 15 ans d’affirmation de politiques de développement durable, et une reconnaissance internationale de la crise écologique, rien de structurel - économiquement et politiquement- ne semble avoir été entrepris pour modifier les pollutions et dégradations majeures : les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’énergies fossiles, la déforestation etc. ont continué à augmenter. De même, si le développement durable a échoué dans le domaine écologique, il en est de même, aux yeux des décroissantistes, dans les deux autres domaines du développement durable. Durant cette période, la fracture sociale et les inégalités mondiales n’ont pas été en diminuant, et la crise économique de 2008 démontre une fois de plus les fragilités de l’économie mondiale.
Pierre Charbonnier revient, en 2018, sur le terme de décroissance :
« C’est également devenu un programme de recherche en économie, en sciences sociales, en philosophie. À partir du moment où l’on considère que le projet moderne est lié à celui de l’accumulation matérielle, de richesses, puis plus tard, au XXe siècle, à la mise au point de métriques économiques qui permettent de mesurer cette croissance et d’en faire une référence pour l’action publique, on peut se donner pour objectif de démonter la « boite noire » qu’est la croissance, de rentrer dans la machine. […] L’essentiel est de montrer comment nous sommes devenus tributaires des objectifs de croissance et comment des dispositifs de mesure sont devenus des instruments de gouvernement, c’est-à-dire comment des moyens sont devenus des fins. De ce point de vue, c’est sans doute un des programmes intellectuel et politique les plus importants du monde contemporain »
Aujourd’hui, sans qu’il y ait pour autant adhésion majoritaire à la radicalité du concept, nombre des idées mises en avant sont confortées par la réalité devenue incontestable de la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique et par l’incapacité des outils économiques, tel que le PIB à rendre compte des dommages de l’activité anthropique sur l’environnement.
En France, la Maison commune de la décroissance a été créée en 2017 après deux ans d’un « processus-décroissance ».
« La MCD n’est pas une université (et elle préfère l’érudition à l’expertise), elle prétend néanmoins avoir alimenté depuis des années un corpus politique d’analyses, de définitions et de propositions qu’elle se réjouit de partager, pour rejoindre la voie « méditerranéenne » de la décroissance. En référence à ce que l’on appelle la « voie catalane » centrée autour de l’université de Barcelone ; mais qu’il faut étendre à la méditerranée pour y inclure tant la Grèce de Giorgos Kallis que l’Italie d’Onofrio Romano ; et que l’on doit aussi étendre au « sud », parce que le régime de croissance y sévit aussi »
Depuis quelques années certains courants de la décroissance cherchent à se diversifier et à bâtir des ponts avec d’autres mouvements (féministes, anti-racistes, décoloniaux, marxistes), d’autres ontologies et à intégrer des concepts comme la comptabilité écologique, les Sécurités Sociales de l’Alimentation, le biorégionalisme, et la décroissance prospère. C’est le cas d’AlterKapitae (créée en 2022) et de son président Gabriel Malek qui, par exemple, a publié en 2024 un livre croisant décroissance et Mangas (ontologie Japonaise) intitulé “Les Senseis de la décroissance”. L’association porte d’ailleurs chaque année une Agora de la Décroissante prospère pour évoquer la transformation de la société sous l’angle de la décroissance et organiser des débats d’idées sur ces thèmes.
En 2023, la première édition de “La Décroissance, Le Festival” est lancé à Saint-Maixent-l’École dans les Deux-Sèvres avec pour objectif :
« de donner de la fierté au peuple de la décroissance et d’initier un rassemblement de toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans cette vision. Partout en France, des citoyennes et citoyens ont décidé de ne plus adhérer au discours de la croissance et d’expérimenter de nouvelles façons de vivre. Le festival donne la parole à celles et ceux qui ont envie d’élaborer un nouveau projet commun »
Le festival français est soutenu dès ses débuts par plusieurs organisations de courant proches comme Adaptation radicale, AlterKapitae, le mouvement Colibris…
Un festival de la décroissance existe aussi au Québec, créé une année avant en 2022.
Au niveau internationale, l’International Degrowth Network recense plus de 70 organisations (majoritairement en Europe) afin de fédérer et connecter les différentes initiatives. Quelques ouvrages sur la Décroissance connaissent aussi une certaine popularité : Less is more de Jason Hickel (britannique), Guérir du mal de l’infini de Yves-Marie Abraham (canadien) tous deux parus en 2020, Ralentir ou Périr de Thimotée Parrique paru en 2022 (traduit en allemand, anglais, danois…), Moins! du philosophe japonais Kohei Saito paru en 2024, pour ne citer qu’eux.
Des mouvances plus conservatrices se sont aussi emparées de la décroissance. En particulier l’extrême-droite et ses mouvements survivalistes portés sur l’effondrement du capitalisme. On trouve aussi la mouvance de l’écofascisme, qui se fonde sur un discours écologiste et décroissant et qui conçoit les « populations comme des groupes ethniques essentialisés se partageant des territoires qui leur seraient propres », selon Stéphane François, historien des idées au Groupe sociétés, religions, laïcités (Ecole pratique des hautes études-CNRS-université PSL).
Collapsologie
En plus d’un penchant survivialiste/effondriste d’extrême-droite, un champ effondriste écologique “de gauche” voit le jour au XXIème siècle. Cette rhétorique de la collapsologie s’inscrit dans le sillon des théories de l’effondrement, qui était déjà présente dans les écrits des précurseurs de l’écologie politique comme René Dumont, Simon Charbonneau, Pierre Fournier… et dans le rapport Meadows. Elles postulent que la dégradation de l’état écologique de la Terre entraînera une dissolution des sociétés industrielles, qui ne pourront pas maintenir leur régime de travail, de production et de consommation en raison notamment de l’épuisement des ressources, de la pollution et de la pression démographique croissante.

Le courant de pensée de la collapsologie est lui apparu dans le milieu des années 2010 et étudie les risques d’un effondrement de la civilisation occidentale. Issu du latin collapsus, «tomber d’un bloc, s’écrouler» et de logos «parole, discours, raison», la collapsologie s’apparente à la science de l’effondrement.
Ce sont deux livres qui relancent le débat sur l’effondrement : Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005) du géographe Jared Diamond et L’effondrement des sociétés complexes (2013) de l’anthropologue Joseph Tainter. Ils soulignent le fait que les sociétés industrielles sont fragiles en raison même de l’extension de leur développement : elle impose des besoins croissants en ressource et en énergie pour maintenir le niveau de flux et de matière, ce qui occasionne des déséquilibres dans les relations entre milieux humains et naturels.
Suite à des discussions sur la page de Jean-Marc Jancovici, avec Joëlle Leconte, et pour discuter plus précisément de la question du risque d’effondrement, le groupe Facebook Transition 2030 a été créé. L’audience de ce groupe augmentant rapidement et la demande semblant faire sortir la question de l’effondrement des réseaux sociaux, Vincent Mignerot a créé l'association Adrastia en juin 2014 avec Laurent Aillet, Joëlle Leconte et Régis Perrot.
« Admettant l’inéluctabilité d’un déclin, voire d’un effondrement de la société thermo-industrielle à court terme, Adrastia a pour but de favoriser les échanges d’informations et de compétences afin d’anticiper au mieux ce déclin, de tenter d’éviter une dégradation trop importante ou brutale des structures vitales de nos sociétés et de préserver les meilleures conditions de vie possible pour le plus grand nombre »
Adrastia, “Qui sommes-nous”
En 2015, dans leur ouvrage, Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont popularisé la notion d’effondrement systémique (industriel, humain, écosystème). Selon ces auteurs la collapsologie est une science qui s’appuie sur plusieurs fondements et démonstrations (déluge, catastrophe naturelle, extinction massive, réchauffement climatique, effondrements sociétaux, éco-épidémiologie, conflits, risques nucléaires, biologiques, pandémiques, technologiques, financiers).
La collapsologie s’inspire des travaux de la systémique et de leur application dans les réseaux et les systèmes complexes pour étudier les effondrements.
« En 2012, la discipline des signaux avant-coureurs a bénéficié des avancées majeures faites par les spécialistes des réseaux d’interactions, qui commencent à bien cerner le comportement de réseaux complexes très hétérogènes »
Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens
Les collapsologues cherchent à étudier et à cartographier des systèmes, plus résilients que d’autres, notamment selon leur nombre d’interactions.

Serge Champeau relève que les collapsologues hésitent entre deux types de démarche. Tantôt, ils présentent leur théorie comme scientifique : une sorte de « science de l’effondrement », prétendant édifier une "synthèse surplombant toutes les sciences existantes", qui sont déclarées "partielles". Tantôt, ils penchent vers une philosophie, une sagesse résignée. Dans Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, et Gauthier Chapelle en appellent d’ailleurs à une « collapso-sophie ». A une remise en cause radicale de notre vision du monde, qui demeure, pour eux, productrice, prédatrice et en appelle à une sorte de révolution intérieure.
On retrouve dans la collapsologie la volonté de faire tomber les murs de la spécialisation, pas seulement dans les sciences existantes mais de tous les savoirs pouvant être croisés.
« Il s’agit d’associer des gens de disciplines diverses, pour éclairer un même objet différemment. Chacun reste ce qu’il est, simplement il doit apprendre à parler avec un autre. Le biologiste reste biologiste, mais il peut tenter une passerelle et trouver la richesse d’un psychanalyste ou d’un sociologue. […] il ne suffit pas de juxtaposer les apports du sociologue, du psychologue, du biologiste, il faut les raccorder »
Edgar Morin & Boris Cyrulnik, Dialogue sur la nature humaine, 2010
Cette volonté apparait, sans en être le nom, dans le paysage français par exemple avec l’Institut Momentum :
« Depuis sa création à Paris en 2011, c’est un laboratoire d’idées précurseur centré sur des thèmes tels que la décroissance, l'Anthropocène, les effondrements, les biorégions, les low-tech, les systèmes alimentaires, le rationnement et la résilience. L'Institut Momentum vise à animer une conversation transdisciplinaire au carrefour de la science, de la politique, de l'activisme et des arts »
Soulèvement de la Terre, ZAD : les mouvements radicaux de terrain
Depuis les années 2010, un pan du mouvement écologique est porté par une nouvelle génération de militants à l’origine d’une réappropriation plus « contestataire » de l’écologie.
« Prenant sa distance avec le modèle associatif, elle a la particularité de se constituer en réseaux, ne relevant ainsi plus nécessairement du regroupement ponctuel d’individus autour de tel ou tel combat, mais de la constitution de réseaux dont l'élément distinctif est l'échange entre personnes désireuses d’agir »
Aspre & Jacqué, 2021
En France, elles sont portées par de nouveaux mouvements, proches de la désobéissance civile, comme les Youth For Climate (YFC) (Gaborit, 2019), les « zadistes » (Pruvost, 2017), Dernière Rénovation, Alternatiba ou Extinction Rébellion (XR) (Gunningham, 2019), ou plus récemment les Soulèvements de la Terre (SdlT) (Boursier & Guimont, 2023). Ces mouvements ont en commun une critique des projets d'aménagement, appelés « grands projets inutiles et imposés », et remettent en cause le productivisme.
« La grosse force de Dernière rénovation, c’est de sortir du cadre du militantisme classique, dans le sens où on n’est pas là avec des pancartes en train de crier des slogans »
Thibaut Cantet, cofondateur du mouvement
Depuis 2022, ces activistes enchaînent les actions de « résistance civile » : les autoroutes et les périphériques bloqués, la demi-finale hommes de Roland-Garros interrompue, la perturbation de plusieurs étapes du Tour de France…
Le 28 janvier 2024, le collectif lance une nouvelle campagne nommée Riposte Alimentaire, afin d'obtenir la mise en place d'une sécurité sociale de l'alimentation durable.
Du côté d’Alternatiba, le mouvement réunit des milliers de citoyennes et de citoyens engagé·es face à l’urgence climatique. Il a été initié en 2013 à Bayonne.
« Alternatiba est un mouvement citoyen pour le climat et la justice sociale. Avec un réseau de près de 110 groupes locaux et 12 bases de mobilisation, nous sommes un acteur incontournable de la mobilisation climat depuis 2013. […]
Dans le même temps que la promotion des alternatives, partout, nous luttons contre tout projet et politique climaticide. Pointer du doigt, dénoncer, nous opposer, avec nos corps s’il le faut, contre ce qui aggrave le dérèglement climatique est un enjeu central. Action non-violente COP21 est la seconde jambe sur laquelle nous marchons, celle de la résistance et de la désobéissance civile »
Page d’accueil d’Alternatiba
Alternatiba et ANV-COP21 ont une seule et même équipe d’animation, une seule et même Coordination de mouvement et beaucoup des collectifs locaux sont fusionnés. Ils s’inscrivent dans la dynamique des mouvements non-violent occidentaux. Pour approfondir, nous vous conseillons cette lecture : Comment la non-violence protège l’état (Editions Libre, Peter Gelderloos) et plus particulièrement le chapitre sur le racisme issu de la non-violence. Il est important pour nous de visibiliser les angles morts coloniaux et racistes de certains mouvements, surtout lorsque ces derniers luttent pour une justice sociale climatique.
Au cours de l'été 2015, Alternatiba lance une manifestation à vélo, le Tour Alternatiba. Il est effectué par des équipages en vélos tandem de 3 et 4 places pour symboliser la transition écologique, la solidarité et l’effort collectif. Partis de Bayonne, ils sont accompagnés de cyclistes lors de chaque arrivée d'étape, et traversent 6 pays d'Europe, soit un périple de 5 000 km. La manifestation est accompagnée d'évènements locaux pour populariser les diverses initiatives d'Alternatiba et d'associations partenaires dans les villes participant au mouvement, et continuer la mise en avant d'alternatives concrètes réalisables dès aujourd'hui. Ce premier tour passe justement par Notre-Dame-des-Landes.

En France, les antécédents les plus célèbres au mouvement des ZAD sont la lutte du Larzac (1971-1981), les manifestations contre le projet de centrale nucléaire à Creys-Malville, dans l'Isère, en 1977 et à Plogoff à la fin des années 1970 et au début 1980. Les ZAD s'inscrivent donc dans la logique du conflit d'aménagement. Le nom des Zones à défendre est un dérivé des « zones d’aménagement différé », qui permettent à une collectivité d’avoir un droit de préemption sur un terrain.
En France, la première ZAD s’autoqualifiant comme telle est celle de Notre-Dame-des-Landes. Ce mouvement d’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes milite depuis 2009, suite à un Camp d’Action Climat, aux côtés des associations citoyennes et des paysan.ne.s en lutte pour la préservation du bocage menacé par la construction d’un aéroport international, construction lancée dans les années 60.
« La ZAD, ce sont les 1 650 hectares officiellement concernés par le projet d’aéroport. Cela inclut 450 hectares de bois, friches, chemins, bâtiments, routes, et 1 200 hectares de terres agricoles. Dans ces terres agricoles, 400 hectares sont cultivés par des paysans en lutte qui ont refusé l’expropriation et résisté aux expulsions (dits les « habitants historiques »), tandis que 800 hectares ont été expropriés et sont propriété de l’État, en concession à Vinci. Dans ces 800 hectares, 220 hectares ont été repris par le mouvement et sont habités et cultivés par des occupants, tandis que les 580 hectares restants sont redistribués chaque année par la Chambre d’agriculture à des agriculteurs extérieurs au mouvement. La redistribution concerne les terres d’agriculteurs qui n’ont pas lutté contre le projet d’aéroport, qui ont accepté les expropriations et qui ont vendu à Vinci. Ce sont des agriculteurs qui ont reçu l’argent des indemnisations, qui ont eu des terres ailleurs en compensation, qui bénéficient en plus, pour certains, de ces terres redistribuées gratuitement sur la zone, et qui sont donc dits “cumulards”. […]
Le plus souvent, sur la zone, le terme “paysans” est employé pour parler des paysans engagés dans la lutte contre le projet d’aéroport, et plus largement des paysans défendant une agriculture paysanne, tandis que le terme “agriculteurs” est plutôt employé pour désigner les agriculteurs ayant vendu leurs terres à Vinci, et plus largement des exploitants agricoles vus comme complices d’une agriculture industrialisée et productiviste.»
Notre-Dame-des-Landes. Expériences du commun, Tibo Labat, Margaux Vigne

« Sur la ZAD s’expérimente la mise en commun de dimensions de la vie relevant habituellement de l’État ou du domaine marchand : les terres sont habitées et exploitées en dehors du système de propriété privée ; les lieux mettent souvent en commun une partie de leurs productions et équipements ; plus largement un certain nombre d’outils, de routines, de coutumes organisent, permettent et portent cette mise en commun. L’imaginaire de la Commune, plus que celui de la communauté, est un concept souvent mobilisé, même si ce n’est pas un imaginaire partagé par tous. La notion de “communs”, en dehors d’être expérimentée et vécue au jour le jour, est aussi pensée et réfléchie ; de nombreuses discussions, rencontres et publications ont exploré l’histoire et l’actualité des communs dans la lutte et sur le territoire »
Notre-Dame-des-Landes. Expériences du commun, Tibo Labat, Margaux Vigne
Les ZAD sont alors des terrains de luttes et d’expérimentation, aussi bien des forces de réactions que des forces de création.
En janvier 2018, après des années de lutte, le gouvernement français a finalement abandonné le projet d’aéroport.
Les Soulèvements de la Terre ont été fondé en 2021 à Notre-Dame-des-Landes, par d'anciens membres de la ZAD. Il se décrit dans un communiqué comme une
« coalition qui regroupe des dizaines de collectifs locaux, de fermes, de sections syndicales, d'ONGs à travers le pays »
Il regroupe des militants du mouvement climat, de la mouvance autonome et des paysans grâce au non approfondissement du
« substrat politique de ces luttes ; la phraséologie creuse permet d’agglomérer des tendances diverses (de la Fédération anarchiste aux Verts) »
“Contre le phagocytage des luttes par les Soulèvements de la Terre”, Deux zozo.e.s d’Ariège, avril 2023
Ce mouvement est opposé à l'accaparement des terres et lutte contre certains projets d'aménagement :
les « méga-bassines » dans les deux Sèvres
des autoroutes comme l’A69
La LGV Lyon-Turin
Il exprime ses revendications par des manifestations et mène des actions de désobéissance civile et de sabotage d'infrastructures industrielles qu'il considère comme polluantes. Il rassemble une centaine d'associations ou de collectifs et revendique en juin 2023 rassembler plus de 110 000 personnes, qui manifestent leur appartenance au mouvement.
« De Juan Pablo Gutierrez, représentant du peuple autochtone Yukpa et soutien des Soulèvements de la Terre aux agriculteurs de Via Campesina, mouvement international qui coordonne des organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles, de fermes rurales, de communautés indigènes d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique. Leur slogan symbolise le futur de cette bataille pour la terre : “Globalisons la lutte, globalisons l’espoir” »
“Être Soulèvement de la Terre, c’est s’opposer à l’accaparement des biens communs, les pâtures, l’eau, la forêt, les savoirs”,
Florian Grenon, La relève ou la Peste
Le 21 juin 2023, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, annonce la dissolution du mouvement, provoquant de vives réactions, notamment de la part d'Amnesty International et de la Ligue des droits de l'homme. Le mouvement est soutenu par des personnalités publiques comme l'écrivaine Annie Ernaux, l’écrivain Alain Damasio, l’anthropologue Philippe Descola, l'essayiste canadienne Naomi Klein, le réalisateur Cyril Dion, l’actrice Adèle Haenel, la climatologue Valérie Masson-Delmotte, co-présidente du GIEC, le Syndicat de la magistrature, la Via Campesina, l’EZLN …
Ils ont réuni autour de la table des acteurs qui ne se parlaient plus avec
« l’addition des militants écologistes des Soulèvements de la Terre, des citoyens de Bassines non merci, et des citoyens de la confédération paysanne ». Le mouvement est fort de ses “différences” qui permettent « d’additionner nos savoirs faire pour renforcer nos actions et notre visibilité nous pouvons enfin croire en la victoire »
Nicolas Girod, porte-parole national de la Confédération Paysanne, La relève et la Peste
Cette dissolution est suspendue en référé le 11 août 2023, puis annulée le 9 novembre 2023 par le Conseil d'État.
II. Conscientisation, inaction, ignorance
Prise de conscience
Les mouvements précédemment cités, permettent à l’écologie de prendre de la place dans l’espace médiatique et de favoriser une prise de conscience dans la population. Cette dernière s’illustre par le succès au box-office de films sur la question, comme Demain, en 2015, ayant enregistré plus d’un million de spectateurs en salle. La popularité grandissante des théories de l’effondrement se manifeste par le succès de l’ouvrage Comment tout peut s’effondrer (Servigne & Stevens, 2015) vendu à plus de 100 000 exemplaires en France, l’audience accrue de vulgarisateurs scientifiques comme Rodolphe Meyer, Aurélien Barrau ou Jean-Marc Jancovici, dont la BD Le Monde sans fin fut l’ouvrage le plus vendu en France en 2022, avec plus de 500 000 exemplaires, ou encore la démocratisation de la littérature scientifique auprès d’un public plus large, grâce au travail de groupes d’action et de médias comme Oxfam, le Shift Project avec le PTEF, Pour un Réveil Ecologique, Bon Pote, Thinkerview, ou Blast (Le courage de renoncer, Decka, 2022).
En 2018, le mouvement des Jeunes pour le climat, lancé par Greta Thunberg avec Fridays for Future, a galvanisé une mobilisation mondiale, donnant une voix aux jeunes qui demandent des actions urgentes et ambitieuses face à la crise climatique. Ce mouvement a sensibilisé des millions de personnes, notamment les générations plus jeunes, à l'importance de lutter contre le réchauffement climatique.
Peu après la première grève de Greta Thunberg, la séquence amorcée par la démission de Nicolas Hulot alors ministre français de la Transition écologique et solidaire entraîne plusieurs réactions citoyennes d’ampleur en France.
Dans les jours suivants, plusieurs appels sont lancés :
le 3 septembre 2018, Le Monde publie « Le plus grand défi de l'histoire de l'humanité », une tribune signée par deux cents personnalités dont Juliette Binoche, Aurélien Barrau, Aznavour, Shaka Ponk, Philippe Descola ou encore P.H. Gouyon
le 4 septembre 2018, « Libérons l’investissement vert ! » paraît dans le journal Alternatives économiques. Le texte demande au gouvernement « de lancer d'urgence un grand programme d'investissement public en faveur de la transition écologique »
le 7 septembre 2018, le quotidien Libération publie une tribune signée par sept cents universitaires et appelant les décideurs politiques à agir concrètement pour le climat
8 septembre 2018 : une marche pour le climat réunit 115 000 manifestants dans toute la France dont plus de 50 000 à Paris
La publication en octobre 2018 du Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d'un réchauffement planétaire de 1,5 °C déclenche une nouvelle mobilisation qui se traduit par une marche rassemblant 130 000 personnes le 13 octobre. Cette mobilisation est soutenue par dix-neuf YouTubeurs au travers d'une vidéo vue plus de sept millions de fois sur les réseaux sociaux.
Le 8 décembre 2018, 136 000 marchent à travers la France, selon le mouvement Alternatiba. La manifestation s'est déroulée en même temps que le Mouvement des Gilets jaunes, avec un nombre de participants sensiblement équivalent. Une « convergence des luttes » est observée à plusieurs endroits.
Cette place importante prise par l’écologie dans le paysage médiatico-politique et dans la rue se traduit dans les sondages et dans les urnes :
En 2019, pour la première fois depuis sa création, en 2013, le sondage Ipsos-Sopra Steria sur les fractures de la société française, place l'environnement en tête des préoccupations, devant le pouvoir d'achat (Scigacz, 2019).
Lors des élections européennes de 2019 le groupe écologiste européen gagne 22 sièges.
Et pourtant, malgré cette impression d’une place importante prise par l’écologie, force est de constater que l’engagement individuel et les mesures politiques en faveur d’une transformation écologique de la société sont largement insuffisantes. Alexis Vrigon interroge :
Pourquoi toute l'histoire de l'écologie est-elle marquée par de fortes mobilisations et des succès suivis de déceptions et de reculs brutaux comme si, de toutes les grandes idéologies du XXe siècle, elle était la seule à être incapable de prendre le pouvoir, même dans un XXIe siècle qui semble lui donner raison ?
Inaction écologique : un sujet complexe
Pour remédier à cette contradiction apparente, l’Obope a produit en 2024 une étude en partenariat avec Cluster 17 afin de mieux appréhender l’inaction écologique dans la population française. Il en résulte 10 points clefs explicatifs :
Le déni climatique : 39% estiment qu’ils ne subiront pas (ou très peu) les effets de ces crises de leur vivant.
L’individualisme : 25% de la population assume privilégier ses intérêts personnels, quitte à ce que cela se fasse au détriment des autres et de l’environnement.
L’optimisme : entre un quart et un tiers des Français sont plutôt optimistes sur les perspectives écologiques. Cela est alimenté par une confiance dans la technologie et dans la capacité d’adaptation de l’humain.
Le climate-doomism : 26% des Français pensent que « Agir pour empêcher le chaos climatique est dérisoire car c’est déjà trop tard ».
Le fatalisme anthropologique : 75% des français pensent que la nature humaine nous empêcherait de résoudre les problèmes environnementaux.
Le dilemme du prisonnier écologique : le sentiment que son action est inutile ou trop coûteuse en l’absence d'effort collectif coordonné
Le dilemme du prisonnier international : La moitié des Français justifient l’inaction par le fait que le problème viendrait en réalité de l’explosion de la démographie en Afrique et en Asie, et deux-tiers affirment que la France en fait déjà assez, notamment par rapport aux autres pays comme la Chine ou les États-Unis.
Les craintes économiques et sociales : 61% des Français pensent que l’écologie va nécessairement pénaliser le pouvoir d’achat des plus précaires.
L’hostilité à l’écologisme : Rejeté par une majorité, mais présent dans l’électorat d’extrême-droite. (Voir article de la semaine dernière)
Le soutien à des mesures contraignantes : Deux Français sur trois estiment qu’il est nécessaire d'adopter des mesures contraignantes pour surmonter l'inaction climatique.
Pour plus de détails sur la méthodologie de l’étude et sur la sociologie des français concernés par ces différents positionnements, voici le lien de l’étude : Les Français et les raisons de l’inaction écologique
Idéalisme, ignorance, complaisance et récupération
En plus de ces différents facteurs au niveau de la population française, de vif débats stratégiques ont lieu au sein du milieu écolo alors que l’écologisation des sociétés tarde. Dernièrement c’est le salon ChangeNow qui a cristallisé les débats, notamment à cause de ses sponsors écocidaires (BNP, LVMH, BMW…) et d’un article paru sur BonPote critiquant l’évènement :
« Les évènements de type ChangeNOW sont des rouages essentiels du régime incantatoire post-COP21. Ils participent à un effort plus large de diffusion et de normalisation de récits enchanteurs – axés sur les opportunités, sur l’espoir, sur les solutions – autour de la transition bas carbone. […] Le choix du décor, des lumières, des cadrages vidéo, des musiques de fond, des intervenants, des thèmes abordés, des récits, des partenaires médias…Tout est minutieusement préparé et scripté. […] Cela peut paraître contre-intuitif, mais à travers ChangeNOW et les autres grands-messes climatiques, ce qui compte, au fond, ce n’est pas tant l’action que le sentiment d’action »
Clément Sénéchal avance dans son dernier ouvrage que ce type d’évènement fait partie de ce qu’il nomme “l’écologie du spectacle”. Selon lui une partie de l’écologie mainstream notamment des grandes ONG, des fondations ou initiatives internationales se complaisent dans les apparences et faillissent à apporter une critique du capitalisme et à prendre l’écologie via les inégalités. Il explique :
« La notion d’ “écologie du spectacle” ne se réduit pas à la médiatisation. Elle consiste à produire des images qui vont falsifier la réalité et nourrir un rapport fictif au monde. Typiquement, cela va être Greenpeace qui mobilise ses photographes professionnels, ses vidéastes et ses salariés pour mettre en scène une action de désobéissance civile qui ne va jamais jusqu’au blocage effectif, ou alors de façon éphémère. Ce qui importe, c’est juste la photo ou le film, la petite retombée presse, pour montrer qu’on existe et qu’on est sur le terrain.
Mais l’écologie du spectacle peut prendre d’autres formes : des certifications, des labels, des partenariats négociés avec de grandes entreprises… Sans que rien ne change réellement sur le terrain. On ne s’attaque pas à la nature du capitalisme, on n’est pas dans une conflictualité réelle et absolue avec ces acteurs-là, mais on va construire une vitrine qui donne le change vis-à-vis du grand public. C’est l’écologie du greenwashing »
Les pans de l’écologie qui participent et soutiennent les évènements type ChangeNow expliquent qu’ils permettent de visibiliser le travail d’ONG et de Start-ups, d’avoir des débats contradictoires, d’échanger des idées, de donner la voix aux peuples indigènes, de maintenir une présence dans l’espace publique/médiatique ; d’autres dénoncent la récupération des multinationales sponsors, le greenwashing latent, le positivisme, l’idéalisme et la transformation de la crise écologique en une opportunité commerciale.
Une chose est certaine ces débats internes à l’écologie ne datent pas d’hier, vous avez du vous en rendre compte en lisant les articles précédents. Que ce soit Bernard Charbonneau avec Le Feu Vert, autocritique du mouvement écologique, les oppositions entre les techno-critiques comme Jacque Ellul et les techno-optimistes, les débats entre “transitionnistes” et “décroissantistes”… L’écologie est une nébuleuse où fleurissent convictions et idéologies complémentaires mais aussi contradictoires : comme mentionné au début de l’article, l’écologie est encore en phase de structuration.
La carte des pensées écologiques proposée par BonPote et Fracas permet de contempler cette nébuleuse.
Pour compléter l’analyse de l’impuissance qui traverse l’écologie, Ilian Moundib tente une explication dans un post LinkedIn :
Selon lui le “petit monde des engagé.es” reste bloqué dans “une boucle infernale : sidération, sensibilisation, déploration, oubli qui nous confronte à notre impuissance politique”. La période post-élection de Trump est un exemple criant de ce flux constant de nouvelles sidérantes (la méthode “flood the zone with shit” de Steve Banon), saturant les esprits et entrainant un flux de contre-argumentation, de dénonciation et de déploration. Ilian Moundib souligne alors la difficulté pour ce petit monde de porter une analyse systémique de la situation et à proposer un horizon politique émancipateur, face au monde fluctuant devant nous.
Plusieurs facteurs peuvent nous éclairer sur ce point.
D’abord comme le mentionne Ilian Moundib dans son post LinkedIn, l’obésité informationnelle et l'impression de voir toujours les mêmes informations saturent les esprits et inhibe l’esprit critique, notamment dans le milieu écolo. Il cite alors un rapport sur “l’exode informationnel” de la fondation Jean Jaurès, Arte et l’ObSoCo :
« L’information inhibe le discernement. Elle n’apporte plus le recul nécessaire pour trier, hiérarchiser et donner un sens à ce qui est vraiment important. 70 % des Français disent avoir le sentiment de subir l’information plutôt que de la choisir »
Un autre facteur explicatif est avancé par Cédric Chevalier : le manque de culture historique, politique, sociale, économique et l’absence de formation critique sur le capitalisme chez une partie du “petit monde des engagés” et expliquant pour partie l’éco-anxiété, les dépressions ou burn-out chez les professionnels de la transition écologique. Il faut dire que la pensée complexe, la systémique, les économistes hétérodoxes, la sociologie ou les critiques du capitalisme ne font pas partie du bagage éducatif moyen. Pour beaucoup l’outillage intellectuel doit se faire en autonomie.
Soulignons aussi un mal dont nous souffrons tous : le décalage du point de référence. Comme l’explique Philippe Bihouix pour l'Institut Momentum :
« Le point de non-retour a déjà été franchi dans plusieurs domaines. Le problème, c’est que nous ne mesurons pas l’ampleur de la catastrophe. C’est le syndrome du décalage du point de référence (ou shifting baselines), théorisé par le biologiste Daniel Pauly. Nous échouons à transmettre d’une génération à l’autre la dégradation de notre environnement, la perte de biodiversité. Mon fils s’extasie quand il voit une grenouille, grenouille que je pouvais encore disséquer en cours de science naturelle, quand mon père, lui, en voyait des centaines »
Nos références s’actualisent en permanence et nous nous habituons tous à une nouvelle réalité, ce qui atténue le contraste pourtant criant de la dégradation de notre environnement. Le décalage du point de référence peut sournoisement alimenter un certain relativisme vis-à-vis de la gravité des changements en cours et nous appelle à regarder les chiffres avec froideur, lire de l’histoire environnementale ou à consulter la mémoire des plus anciens pour mesurer l’ampleur des dégradations.
Enfin il convient de mentionner l’éléphant dans la pièce de l’inaction écologique : la récupération capitaliste de l’écologie. Dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), Luc Boltanski et Eve Chapiello formulent l’hypothèse que pour conserver son pouvoir mobilisateur, le capitalisme a besoin d’un esprit, une « idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme ». L'esprit du capitalisme est justement “cet ensemble de croyances associées à l'ordre capitaliste qui contribuent à le justifier et à soutenir, en les légitimant, les modes d'action et les dispositions qui sont cohérentes avec lui. [...] Pour fonder cet esprit, le capitalisme va aller « puiser des ressources en dehors de lui-même”, et incorporer les références normatives des idéologies qui le remettent en cause. Les auteur.ice.s observent en effet qu’au fil de l’histoire, le capitalisme a eu tendance à se transformer en s’ajustant aux critiques qui le remettent en cause et qui, à une époque donnée, possèdent un fort pouvoir de persuasion dans la société, à condition bien sûr qu’il ait la capacité de retraduire leurs préoccupations dans une logique tournée vers la maximisation du profit.
Selon Eve Chapiello, c’est la « critique écologiste » qui serait aujourd’hui au centre d’un nouveau cycle de récupération par le capitalisme. Comme nous l’avons vu, celle-ci s’imposera à partir du milieu des années 1970, en se faisant la critique des effets néfastes de la technique, qui tendrait à mettre en danger l'humanité sur une échelle jamais atteinte. Si certaines similitudes peuvent exister entre la critique écologiste, et les autres formes de critique du capitalisme, il faut néanmoins la considérer comme une critique différente dans la mesure où cette critique pose les limites de la finitude du monde et critique la croissance en soi, pas simplement sa répartition.
« l'incompatibilité existant entre la logique de l’accumulation insatiable du capitalisme et le constat empirique de la finitude du monde naturel et de sa valeur inestimable, en tant qu’il permet le maintien de la vie sur terre »
Leslie Carnoye, L’écologisme, une critique du capitalisme ?, 2017
L’introduction de concepts comme le développement durable, la croissance verte ou la finance verte témoigne de cette tentative de récupération. Il convient à nouveau de citer Bruno Lemaire qui voit dans la transition écologique un moteur de la croissance:
« La transition écologique est peut-être une chance économique unique pour le pays et l'UE de retrouver de la productivité, grâce aux innovations massives nécessaires »
Néanmoins cette conciliation entre capitalisme et renouveau écologique est une façade fragile qui tend de plus en plus à s’éroder avec le temps. D’où la popularité grandissante des mouvements évoqués dans la première partie.
III. Les défis à venir de l’écologie
(Cette partie prend un cran supplémentaire de subjectivité)
L’objet de cette série d’article était de faire connaître l’histoire de l’écologie occidentale, car de notre point de vue, elle n’a pas la place qu’elle mérite dans la culture commune et à fortiori dans le milieu écolo. Or celle-ci regorge d’enseignements et permet de prendre de la hauteur sur ces enjeux qui nous questionnent au quotidien. Comprendre la naissance de l’écologie politique par les anarchistes du XIXe siècle, les critiques radicales d’un Jacques Ellul dès le début du XXe siècle, les critiques systémiques d’une Rachel Carson dans les années 50, les précurseurs de la Décroissance dans les années 70, apprendre des luttes paysannes des quatre coins du monde et de France face à un capitalisme dévorant, des réussites et des échecs des divers mouvements, étudier la place de l’écologie politique dans le temps…bref comprendre d’où l’on vient. Voilà pour nous un premier point important pour structurer l’écologie et les luttes d’aujourd’hui.
Deuxièmement et nous avons eu l’occasion de le mentionner au fil des articles : l’importance d’une approche systémique. L’écologie étant la science des relations elle a besoin de pluridisciplinarité, de systémique pour être pertinente et dans un monde structuré par la pensée analytique, il est urgent de reconfigurer notre pensée pour comprendre et analyser les systèmes complexes dans lesquels nous vivons. Le regain d’intérêt pour ces approches que nous avons mentionné dans l’article de la semaine dernière doit s’étendre et se concrétiser.
Pour cela, des nouveaux lieux et types d’enseignements doivent voir le jour. Au niveau académique, le Campus de la Transition est un bel exemple à suivre. Et dans une optique de rassemblement, d’émancipation et d’appropriation de l’écologie par tous et pour tous, les projets de Banlieues Climat ou Verdragon sont des exemples inspirants.
Quatrièmement, l’ensemble du milieu écolo doit comprendre que les seules sciences “dures” ne suffiront pas. Les transformations qu’appelle l’écologie se matérialisent dans un corps social (qui souffre déjà d’autres maux structurels) et sont en soi des reconfigurations des rapports de pouvoir et de l’économie. L’écologie ne peut donc pas faire l’impasse sur les sciences humaines et sociales et ne peut pas rester aveugle aux rapports de force déjà présents, aux inégalités, à la lutte des classes, à la question coloniale et aux autres formes de dominations.
Cinquièmement, au niveau de la politique politicienne, une clarification est aussi nécessaire chez certains partis qui portent l’écologie. Sandrine Rousseau rappelle par exemple dans une récente interview pour l’Humanité que la ligne des Ecologistes sur le productivisme et sur l’anti-capitalisme n’est pas (encore) claire.
De manière plus large, le philosophe Alain Deneault pointe du doigt dans cette interview pour Blast, la nécessité de donner des objets communs, structurants et crédibles à l’écologie pour sortir du désarroi, de l’angoisse et mobiliser l’énergie du milieu écolo qui est aujourd’hui “à vide” selon ses termes. Il revient souvent sur le concept de “biorégions” comme objet de rassemblement pour les mouvements écologiques et pour embarquer l’ensemble de la population. Arthur Keller s’attache à faire connaître les risques systémiques de notre époque et à proposer une méthode pour y faire face. Dans les deux cas l’important est de créer des ponts entre des mouvements agissant en parallèle et pouvant se déployer dans une synergie créatrice et réellement transformatrice.
Conclusion
« Plutôt que de faire une histoire des idées écologiques ou des courants écologiques, au risque d'une énumération décourageante, il faut saisir les fondements de la pensée écologique en procédant de deux manières.
D'une part, en repérant les tensions constitutives depuis les origines, ce XIXe siècle qui a vu émerger, dans le contexte des sociétés industrielles et urbaines, des contre-propositions basées sur un paradoxe : pour défendre ce qui est appelé nature, il faut l'avoir préalablement détruite.
D'autre part, en essayant de saisir ce qui fait la spécificité de la pensée écologique par rapport aux autres grandes idéologies, moins un objet qui lui serait propre - quelque chose que les humains n'ont pas créé - qu'un type de projet. La pensée écologique est la seule à ne pas avoir fondé un projet de réalisation dans l'histoire, préférant un modèle spatial, celui d'un paradis perdu, à protéger et à réinstituer. Cette césure du temps, par l'urgence et les alertes, est ce qui lui interdit de progresser dans le temps et qui doit être refondée »
Alexis Vrigon, Thèse de doctorat "Les mouvements écologistes en France”
Nous avons essayé dans cette série d’articles d’articuler une histoire des mouvements et du contexte écologique en Occident et nous espérons que cela vous aura servi à mieux cerner les fondements et les défis de la pensée écologique.
« Voilà pour l’état des lieux. Quant aux réponses à y apporter, on les connaît depuis des années. Sobriété énergétique et matérielle, abandon du mirage des technologies et de la mal-adaptation, réorientation des financements publics, attention aux plus défavorisés et impératif de justice sociale. On a déjà réfléchi. Il y en a des pages et des pages, écrites depuis des années, de mesures programmatiques qui n’auront cependant d’effet que dans l’hypothèse d’une arrivée au pouvoir
[…]
Le combo "refus de parvenir, cesser de nuire, dignité du présent" peut constituer un élément de réconciliation entre des univers qui n'en finissent plus de s'opposer : apôtres du changement individuel et partisans de l'action collective, marxistes et anarcho-libertaires, communistes et écologistes, apolitiques indécrottables et moines soldats du militantisme... Entre la rose et le réséda »
Corinne Morel-Darleux, “Alors nous irons trouver la beauté ailleurs”
La semaine prochaine nous vous livrerons un résumé de notre analyse personnelle du contexte afin de clarifier les grandes lignes qui guident notre réflexion.
Dans les publications qui suivront nous commencerons à aborder les thématiques du développement et de la colonialité car ce sont des concepts indispensables pour les analyses que nous vous fournirons par la suite.
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A la semaine prochaine,
Portez vous bien,
Lunaï et Jean