2. Une histoire de l'écologie occidentale (2/5)
L'essor de la conscience et des mouvements écologique occidentaux à partir des années 50
Bonjour et bienvenu.e, pour le deuxième article de ce carnet de bord journalistique. Ici Lunaï et Jean du Tourmentin, nous sommes ravis de poursuivre cette aventure avec vous.
La semaine dernière nous avons évoqué dans le premier article de cette série sur l’histoire de l’écologie, quelles furent les premières influences de l’écologie. Aujourd’hui nous avançons un peu dans le temps pour comprendre comment la conscience et les mouvements écologiques se sont développés et massifiés à partir des années 50.
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« La domination de l'homme sur la nature est tout simplement une illusion, un rêve passager d'une espèce naïve. C'est une illusion qui nous a coûté cher, qui nous a piégés dans nos propres conceptions, qui nous a permis de nous vanter de notre courage et de notre génie, mais qui n'en reste pas moins une illusion »
Donald Worster, Under western skies : nature and history in the American West, 1992
La prise de conscience occidentale des conséquences néfastes et mortifères de certaines activités humaines sur l'environnement est symptomatique de l'entrée de l'humanité dans "l'âge écologique" selon les termes de l'historien nord-américain Donald Worster. L'ouverture de ce nouvel âge se serait opérée le 16 juillet 1945. Ce matin-là, l'explosion de la première bombe atomique dans le désert du Nouveau-Mexique marque l'aboutissement du projet Manhattan initié en 1942. A cette époque les prémices des pensées écologistes anti-nucléaire sortaient de Terre dans un contexte de guerre froide, de course à l’armement et au progrès. On pense à la figure de Günther Anders (1902-1992), principalement connu pour ses critiques de la bombe atomique, de la civilisation industrielle et du nazisme.
Une autre idée, selon laquelle les années 1960 et 1970 constitueraient la matrice d’un tournant environnemental décisif, a d’abord été développée au cours des années 1980 par Ulrick Beck dans La société du risque. Dans cet ouvrage, l’auteur annonce l’avènement d’une nouvelle modernité caractérisée par sa réflexivité à l’égard des innovations techniques. Désormais conscients que celles-ci pourraient donner lieu à des catastrophes d’une incommensurable ampleur, les acteurs sociaux seraient à même de s’interroger sur l’opportunité de recourir à telle ou telle technologie au regard des risques qu’elle représente pour l’environnement et les Humains.
Nous avons ici décidé de commencer dans les années 50, sachant que nous allions parler à des personnes plutôt européennes et nord-américaines, et ainsi nous intéresser particulièrement à la prise de conscience écologique occidentale. En effet, ces années marquent le début d’une nouvelle ère dans le mouvement écologiste. Les attitudes écologistes ne se limitent plus aux groupes naturalistes et un nombre croissant d’occidentaux se préoccupent des impacts qu’a l’activité humaine sur l’environnement.
Ayant “la Mer autour de nous” tout au long de notre transatlantique et lors du commencement de la rédaction de cet article, nous choisissons de faire honneur à Rachel Carson, biologiste étatsunienne qui publie en 1951 un livre éponyme. A sa sortie nous sommes au début de décennies qui verront fleurir pléthore de penseurs et penseuses de l'écologie. En parallèle le monde post-1945 bascule dans l’hégémonie mondiale occidentale, dans la modernité capitaliste, période que les scientifiques nomment la grande accélération. Une période où quasiment tous les indicateurs de développement socio-économiques et ceux du système Terre partent en croissance exponentielle. Les premiers influant sur les seconds.
En effet, après la Seconde Guerre mondiale la modernisation rapide des sociétés occidentales, les transformations induites par la révolution industrielle et les deux guerres mondiales ont exacerbé la pollution et la dégradation des ressources naturelles. Cela conduit, dès 1951, l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) à publier un rapport international sur l’état de chaque pays, se préoccupant du manque de sensibilisation écologique chez les populations et des liens entre économie et écologie.
« Il ne saurait y avoir de pensée écologique avant que l’on inflige au milieu des perturbations importantes, aussi rapides que violentes, qu’on comprend et que l’on est capable d’imputer à des activités humaines et à des choix délibérés. Autrement dit, la pensée écologique est intrinsèquement réflexive. »
Dominique Bourg, 2015
I. Tournant nord-américain : Aux Etats-Unis et au Canada
Peu après la Seconde Guerre mondiale, William Vogt et Fairfield Osborn, respectivement écologue et naturaliste, dénoncent chacun dans un ouvrage, tiré à plus de 20 millions d’exemplaire, la surexploitation de la Terre et appellent à une modération de la consommation des ressources naturelles du globe.
Vogt, membre de l’UICN, alerte sur les dangers de la surpopulation par l’explosion de la demande dans son écrit phare “Road to Survival” (1948). De son côté Osborn exprime son inquiétude face aux pénuries alimentaire et à la dégradation de la Nature :
« Ce livre - qui a suscité un intérêt notable aux États-Unis - démontre brillamment et sans concessions que nous sommes en train de suivre une voie qui risque de rendre, un jour ou l'autre, notre bonne vieille Terre aussi morte que la Lune. Il contient la démonstration évidente qu'une dégradation continue de la nature menace la survie même de l'humanité »
4ème de couverture de “Our Plundered planet”, F.Osburn, 1948
Dans un contexte de guerre froide, les élites politiques et militaires étatsuniennes considèrent qu’une telle modération est incompatible avec la course engagé contre le bloc communiste. Pourtant ces idées de raréfaction fond leur chemin. Harry Truman demande en 1951 la création d’une commission sur la politique des Matériaux aux Etats-Unis. Elle publie “Resources for Freedom : Foundations for Growth and Security” aussi connu sous le nom de “Rapport Paley” du nom de son président. Ce rapport suggère que des limitations de ressources étaient possibles et recommande de garder pour l’avenir les ressources américaines sur son sol et d’importer.
Plus au Nord dès 1957, Pierre Dansereau, professeur québécois de botanique et d’écologie, publie “Biogeography an Ecological Perspective” qui énonce les principes de la synécologie, de l'autoécologie et d'une écologie globale tenant compte de l'humain comme facteur de transformations de l'environnement, il est l'un des pionniers de l'interdisciplinarité en écologie.
Puis la fin des années 50 voit apparaître aux États-Unis l’histoire environnementale. Elle est à cette époque portée par de jeunes historiens comme Roderick Nash ou Donald Worster qui envisagent leur pratique professionnelle comme un acte militant visant à révéler la dégradation des écosystèmes en faisant une place aux non-humains dans le récit historique. Inspirée par l’importance des enjeux environnementaux dans le débat contemporain, la recherche historique dans ce domaine a également été stimulée par les réflexions des anthropologues et des philosophes qui font de la relation de l’homme à son environnement un facteur essentiel et trop souvent négligé de l’évolution des sociétés, au-delà d’un clivage simpliste opposant nature et culture.
En parallèle, Rachel Carson a déjà commencé son travail de sensibilisation et de conscientisation avec son premier livre “La mer autour de nous”, vendu à 1 000 000 d'exemplaires, traduit dans 30 langues. Cette synthèse de l’univers marin est encore aujourd’hui l’un des ouvrages les plus complet et célèbre au monde. Rachel Carson continuera dix ans plus tard en publiant en 1962 “Printemps Silencieux”, premier livre sur l’impact des pesticides et notamment du DTT. Le livre devient le fer de lance de cette nouvelle cause qui mobilise des millions de personnes : la lutte pour la préservation de l’environnement. Face au succès grandissant du livre de Carson, le président John F. Kennedy constitue un comité pour étudier le problème, ce qui entraînera l’interdiction du pesticide. C’est cette victoire qui déclenchera la naissance du mouvement écologiste, inspirant ONG et citoyen·nes à agir de même de par le monde.
« Printemps silencieux est l’acte de naissance du mouvement écologiste. »
Al Gore, vice-président des États-Unis de 1993 à 2001
Ce travail lui a valu d’être traitée de “femelle hystérique”, d’”extrémiste” et de “sentimentaliste” par les défenseurs des pesticides et de ceux qui avaient des intérêts économiques. Comme Rachel était une femme, l’essentiel de la critique qui lui fut adressée jouait sur les stéréotypes de son sexe.
Carson est reconnue par certaines comme pionnières de l'écoféminisme (bien qu’un siècle après Susan Fenimore Cooper et ses écrits féministes). De son côté, le philosophe norvégien Arne Naess affirme que « Ce n’est pas moi, c’est Rachel Carson qui à inventé l’écologie profonde ». On comprend alors qu’elle est un point de référence essentiel de l'histoire de l'écologie et qu’elle a certainement pu ombrager certains mouvements et auteur.ice.s. On pense ici à Murray Bookchin et son livre “Our Synthetic Environment” sorti en 1962 la même année que Silent Spring, à la création du WWF en 1961 ou encore au journal “Our Generation Against Nuclear War” fondé à Montréal la même année. Bookchin, avec son communalisme libertaire, critique la domination de l’homme sur la nature et propose un retour à des structures démocratiques décentralisées comme les communes, intégrant des principes écologiques. Il insiste sur la nécessité d’autogestion et sur la fin de la société industrielle.
Dans le champ institutionnel, le Wilderness Act (Loi sur la protection de la nature) est votée en 1964. Elle définit légalement la naturalité (wilderness), dans la continuité de Muir, comme :
« un lieu où la terre et sa communauté de vie ne sont point entravées par l'homme, où l'homme lui-même n'est qu'un visiteur de passage »
Elle établit le National Wilderness Preservation System et protège 37 000 km2 de forêts fédérales qui n'étaient auparavant protégées que par décret. L’Agence de protection de l’environnement (EPA) est créée en 1970, essentiellement grâce à la sensibilisation que Rachel a fait naître et que l’on peut résumer ainsi : il y a interconnexion des êtres humains et de l’environnement naturel. Une phrase simple et évidente pour de nombreux peuples à travers le monde, mais puissante dans un occident coupé de la nature. William Cronon, historien de l’environnement, nous rappelle d’ailleurs que :
« le déplacement des Indiens pour créer une uninhabited wilderness […] nous rappelle à quel point la nature sauvage américaine est inventée, construite »

En 1969 aux États-Unis, à lieu la première et la plus importante marée noire états-uniennes, au large de la Californie à Santa Barbara. Le sénateur démocrate du Wisconsin, Gaylord Nelson, se rend sur place pour constater l'ampleur de la catastrophe qui est retransmise à la TV. Dans le vol qui le ramène à Washington, il a l'idée de créer une journée afin de promouvoir la protection de l'environnement dans les campus américains. Il engage alors Denis Hayes, étudiant à la faculté de droit de Harvard, et le charge de mener le projet. C'est ainsi qu’un an après le Jour de la Terre voit le jour et a lieu pour la première fois le 22 avril 1970. Il rassemble 20 millions de personnes à travers le pays pour réclamer des actions concrètes pour la protection de la planète. Soit 10% de la population états-unienne de l’époque. Nous remarquons ici de nouveau la réflexivité des mouvements écologistes, les livres et la télévision aidant particulièrement à une large prise de conscience.
Du côté scientifique, la mise en garde étayée du célèbre Rapport Meadows1 sur les limites de la croissance, alertait en 1972, dans une période qui voyait s’épanouir la croissance et la consommation de masse, qu’ « il n’y a pas de croissance infinie dans un monde fini » :
« si nous ignorons cette limite, et que nous continuons une croissance fondée sur des politiques à court terme, nous atteindrons un point de non-retour qui conduira à un effondrement ».
2 mars 1972, Dennis Meadows, MIT
Pendant ce temps à l’international, d'autres événements ont contribué à provoquer une prise de conscience écologique comme la Conférence de Stockholm en 1972. C’est la première conférence internationale sur l’environnement. Elle permet de poser les bases d’une coopération internationale en matière de protection de l'environnement et débouche sur la Déclaration de Stockholm. Cette dernière “a marqué le début d'un dialogue entre pays industrialisés et pays en développement concernant le lien qui existe entre la croissance économique, la pollution de l'indivis mondial (l'air, l'eau, les océans) et le bien-être des peuples dans le monde entier.” (Nations Unies)
C'est aussi le cas de la guerre du Vietnam, le plus long conflit armé du XXème siècle (1954-1975), considérée comme une guerre écologique par sa stratégie militaro-économique consistant à détruire durablement des écosystèmes au moyen d'herbicides de synthèse comme l’agent orange. Aujourd'hui encore certains agroécosystèmes, certaines mangroves et humains sont affectés par les conséquences de ces traitements et des collectifs comme Vietnam Dioxine se battent toujours pour la reconnaissance de ces crimes. Un procès se tient en France depuis plus de 10 ans par l’action de Mme. Tran To Nga qui accuse 14 groupes agrochimiques, dont Bayer-Monsanto d’avoir fourni aux Etats-Unis l'agent orange On rappellera ici que les Etats-Unis ont reconnus que l'agent orange est à l'origine d'un certain nombre d'affections graves et que les vétérans qui ont développé un problème médical à la suite d'une exposition peuvent avoir droit à une indemnisation, de même que les membres de leur famille qui leur survivent alors que les populations locales l’ayant subies de plein fouet non jamais réussi à gagner ce droit en justice.
Les années 60-70, avec la guerre au Vietnam et la possibilité d’une guerre nucléaire (rappelons la crise des missiles de Cuba en 1962) sont emplies d’apparition de mouvements pacifistes et de critiques du mode de vie américain, avec en tête d’affiche le mouvement hippies.
En effet en 1965, la guerre du Vietnam fait débat auprès des jeunes et Allen Ginsberg affirme dans une de ses chansons que les fleurs ont la capacité de désamorcer la violence. C’est à ce moment que la révolution hippie commencera à apparaître avec ses symboles.
Durant l’été de 1967, à San Fransisco, plus de 200.000 jeunes lassés par le conformisme bourgeois de leurs parents affluent du quartier résidentiel de Haight-Ashbury pour participer à une version populaire de l'expérience hippie. Ce mouvement est connu sous le nom de “Summer of Love”. Ses rues jalonnées par les maisons victoriennes et d’habitude empruntées par les familles de la middle class deviendront en quelques mois l’épicentre d’une contre-culture mondiale. Les exclus et les personnes socialement marginalisées ont été attirés par une grande tolérance et une grande acceptation des diverses cultures dans la ville. Elle est devenue l'un des plus grands centres mondiaux de la communauté LGBT. Haight-Ashbury devient le bastion de ces idéalistes, rejetant d’une seule voix le mode de vie de leurs aînés.
« Nous avons fait tomber des présidents, lancé tous ces mouvements : le free speech, l’écologie, le féminisme. Toute une génération s’est réveillée et s’est rendue compte qu’il y avait autre chose dans la vie que de rester toute sa vie assis à un bureau »
Boots Hughston, 2015
La plupart n’ont pas encore 25 ans. Sous le soleil de Californie, ils se rassemblent dans le parc et expérimentent l’amour libre comme le LSD, distribué dans la foule. Le mouvement continue d'attirer une partie de la jeunesse californienne autant qu’il révulse l’Amérique puritaine. C'est ici que va se développer un concept qui nous est cher : le biorégionalisme.
A l’origine de cette théorie militante se trouve un groupe de quelques visionnaires les Diggers, connu pour leur free-action et pour leur deux principes : “Everything is free” et “Do your own thing”. Peter Berg et Judy Goldhaft, alors partenaire de vie et Diggers, partent sillonner les Etats-Unis, ce qui leur permet de rencontrer de nombreux militants écologistes. Ils reviennent dans leur métropole avec l’intuition du biorégionalisme. Ils créeront la Planet Drum Foundation en 1973 avec 2 autres personnes dont Raymond Dasmann. C’est avec lui que Peter Berg évoque pour la première fois le mot “biorégion” dans l'article « Reinhabiting California » publié en 1977 dans la revue « The Ecologist ». Ce terme provient du concept proposé par le chercheur canadien Allen Van Newkirk en 1975 dans “Bioregions : Towards Bioregional Strategy for Human Cultures”. Il est important de rappeler ici aussi l’apport du livre “Ecotopia” écrit par Ernest Callenbach en 1960 qui décrit dans son roman une biorégion dont elle n’a juste pas le nom.
Mathias Rollot, maître de conférences à l'École nationale supérieure d'architecture de Nancy, expliquera mieux que nous la portée de ce concept :
“Il n’y a pas de comportement écologique universel. C’est la volonté de retrouver une échelle pertinente pour agir, en prenant en compte les particularités naturelles de chaque territoire. Pour dessiner une biorégion, il faut regarder le climat, les bassins versants, la faune, la flore, et tout ce qui détermine nos modes de vie, nos cultures locales ou nos traditions. Mais au-delà d’un simple découpage géographique, c’est surtout une nouvelle manière d’habiter le territoire. Le biorégionalisme est né en opposition aux politiques fédérales aux Etats-Unis qui sont appliquées à l’échelle d’un demi-continent, à travers des grands États découpés de manière arbitraire. Il y a donc derrière l’idée de décentraliser le pouvoir, d’avoir des politiques adaptées à chaque région, portée par les habitant·es au niveau local, qui eux et elles-mêmes sont conscient·es et attentif·ves à leur environnement direct et adoptent un mode de vie écologique.”
Mathias Rollot, 2023
A côté de ces mouvements radicaux (au sens où ils vont à la racine du problème), les premiers groupes écologistes occidentaux sont eux créés dans les années 1960-70 :
En septembre 1971, un groupe de militants nord-américains, pacifistes et écologistes, embarquent à bord du Phyllis Cormack pour protester contre les essais nucléaires américains prévus sur l’île d’Amchitka, au large de l’Alaska. Leur but est d’empêcher ces essais en se plaçant au centre de la zone d’essai. Cette action fait sensation dans le monde entier et atteint son but. En 1972, les Etats-Unis, sous la pression massive du public, annoncent la fin des essais nucléaires à Amchitka. Les militants de l’expédition cherchent alors un nom évocateur des problématiques qu’ils défendent : environnement et pacifisme. Ce sera «Greenpeace».
Friends of the Earth a été créé en 1969 aux Etats-Unis sous l’impulsion de David Brower, un écologiste reconnu. A l’époque, les associations de protection de la nature ou de l’environnement existent, mais il manque une organisation qui chercherait à combattre la nature profonde des atteintes environnementales, et à lier enjeux environnementaux et justice sociale et revendiquant une action directe contre la pollution, la déforestation, et les dangers nucléaires. Les trois premiers groupes des Amis de la Terre voient le jour aux Etats-Unis, en Angleterre et en France.
II. En France et en Europe
Avant d’entrer plus dans le détail de ces mouvements écologiques, retournons un peu en arrière sur le vieux continent, côté littérature. Dès 1935 Jacques Ellul et Bernard Charbonneau publient un texte critique de la technique conduisant à mettre en cause le mythe du progrès (ou « progressisme ») et l’organisation sociale fondée sur la production (« industrialisme » ou « productivisme »). Les deux amis bordelais sont considérés comme des pionniers de l'écologie politique.
Puis dans les années 50, Roger Heim publie le premier ouvrage en langue française qui décrit les menaces pesant sur les milieux naturels intitulé “Destruction et protection de la nature (1952)”. En 1954, Jacques Ellul lui emboîte le pas avec “La technique ou l'enjeu du siècle”. Cet auteur, mais aussi André Gorz (1975), Cornelius Castoriadis et Ivan Illich (1973), remettent en cause, dès ces années, le progrès technique comme source de progrès social (Jacqué & Aspe, 2021). Ils sont aujourd’hui vus comme des précurseurs de la décroissance.
“La décroissance est un concept-plateforme riche de plusieurs sens, travaillé par cinq sources de pensée : écologiste, bioéconomiste, anthropologique, démocratique et spirituelle. […] C’est un mouvement social et intellectuel né d’une convergence entre la critique du développement dans les pays des Suds et la critique de la société de consommation dans les pays des Nords. Considérant que la croissance économique n’est ni possible ni souhaitable, elle dénonce le concept de développement durable, qualifié d’oxymore”
Timothée Duverger, Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe
En 1968 a lieu la première conférence intergouvernementale posant le problème de la conservation et de l'utilisation rationnelle des ressources de la biosphère. Organisée par l'UNESCO, du 4 au 13 septembre, à Paris, elle recommande l'élaboration d'un grand programme mondial de recherches sur l'homme et la biosphère, qui sera lancé en 1970.
Jean Dorst, qui deviendra le directeur de Muséum National d’Histoire Naturelle, publie lui en 1970 la “Nature dé-naturée” une version abrégée de son livre “Avant que nature meure” reconnu comme l'une des premières « analyse vivante et prémonitoire de la crise d'érosion de la biodiversité aujourd'hui avérée ». Son fort engagement militant au sein de l'ONG des Amis de la Terre et de la LPO implique possiblement sa non élection à l'Académie française en 1980, au profit de Marguerite Yourcenar. Dans ces écrits Jean Dorst fut peu écouté et même raillé dans les milieux politiques, économiques et syndicaux, milieux réticents à imaginer que la période des « Trente Glorieuses » pourrait ne pas se prolonger indéfiniment et laisser derrière elle des conséquences coûteuses pour les générations futures. Rappelons que ces trente années n’ont pas été si glorieuses que cela d’après le travail de l'historien Vincent Martigny qui a dirigé l'ouvrage collectif “Les temps nouveaux : En finir avec la nostalgie des Trente Glorieuses”. Il explique notamment qu'il y a eu "un certain nombre d’oubliés de la grande prospérité. Les immigrés, les femmes, certains ouvriers non-qualifiés ont beaucoup souffert des Trente Glorieuses." Sur la mémoire collective, ces années ne portent pas le même imaginaire en fonction du bord politique :
Pour la droite, elle marquent le moment béni d’un pays accroché à la hiérarchie et aux normes sociales strictes (ordre, discipline, mérite individuel, croissance infinie…) : “Un temps de la grandeur et des valeurs, celles d’une société patriarcale, où les immigrés travaillaient dans l’ombre, où la culture, l’art, le savoir, étaient considérés comme universels, incarnés par une élite intellectuelle essentiellement masculine, blanche et occidentale”, souligne Martigny.
Pour la gauche, les Trente Glorieuses ne sont pas comme un âge d’or à restaurer, mais plutôt comme un moment d’émergence de nouvelles aspirations sociales (la critique renouvelée du capitalisme, la contestation de l’exploitation des classes populaires, la décolonisation, la libération des individus de carcans sociaux et moraux…).
La Ligue Française pour la Protection des Oiseaux, future LPO, dans laquelle Jean Dorst est adhérant, a été créée en 1912, en tant que sous-section de la Société Nationale d'Acclimatation de France et deviendra indépendante en 1966. Son objectif est “d'agir ou de favoriser les actions en faveur de la nature et de la biodiversité sur le territoire national et parfois à l’international.”
La SNAF était une société savante (elle devient officiellement SNPN en 1960), son objet était « l’acclimatation », c’est-à-dire faire venir d’autres plantes et animaux du monde, et les acclimater en France.
« C’était certes utilitariste, mais c’était des points de départ qu’on ne peut pas renier avec notre morale du XXIe siècle, cela a permis de lancer la protection de la nature »
Rémi Luglia, historien et président de la SNPN
Mais, au delà des impacts anthropiques sur la biodiversité et les vivants non-humain, l’écologie se doit, selon les antispéciste, de regarder son anthropocentrisme et sa façon de promouvoir parfois un élevage “responsable” déconnecté de la sentience et de la réflexion éthique.
Dans les pays scandinaves […], quand on rencontre des écologistes, ils sont la plupart du temps partisans de la végétalisation de leur alimentation. Pour eux, c’est une évidence ! Il y a donc c’est vrai un contexte français particulier lié à ce patrimoine culinaire mythifié autour de ses paysans qui provoque des résistances et des clivages irrémédiables. Plus largement, c’est sans doute plus difficile de convaincre dans les pays latins qui se targuent d’un certain « art de vivre ». Ce qui me laisse pantois, c’est que ce sont ces soi-disant « bons vivants » qui sont quand même ceux qui tuent le plus.
Jean-Marc Gancile, auteur de “Carnage”
Les mouvements végétariens, végétaliens et vegans serait donc plus proche des milieux écologiques dans les pays anglo-saxons et scandinaves. Historiquement, en France, depuis 1850 la loi Grammont punit d’amende et d’emprisonnement ceux qui exercent publiquement ou abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques. Cette loi a été promulguée sous la pression de la Société protectrice des animaux (SPA), fondée à Paris en 1845 (3500 membres au début du 20e siècle). Tardivement par rapport au pays limitrophes comme l’Angleterre (1824, 6 000 membres en 1850) et l’Allemagne (Dresde, 1838). Ces actions ne relèvent pas d’un antispécisme puisqu’elle étendent les droits à des non-humain domestiqués, choisis arbitrairement par l’homme en fonction de leur compagnie, leur beauté, leur utilité…
Outre-manche, à l’opposé de cette vision utilitariste du soin porté aux non-humains, le groupe d’Oxford (Richard D. Ryder, Peter Singer,...) publie en 1971 l'ouvrage fondateur de la pensée antispéciste "Animals, men and morals" :
« Nous n'acceptons pas qu'une différence d'espèce seule (pas plus qu'une différence de race) puisse justifier une exploitation ou une oppression gratuite au nom de la science ou du sport, ou pour la nourriture, le profit commercial ou tout autre gain humain. Nous croyons en la parenté évolutive et morale de tous les animaux et nous déclarons notre conviction que toutes les créatures sensibles ont des droits à la vie, à la liberté et à la quête du bonheur. Nous appelons à la protection de ces droits »
Groupe d’Oxford, Conference on Animal Rights au Trinity College de Cambridge en 1977, première conférence internationale consacrée aux droits des animaux
Des ponts sont encore à construire entre ces mouvements et notamment pour construire un front de mobilisations pour le changement des modèles agricoles.
Retour dans le secteur agricole et paysans. Des années 1950 aux années 1980, le remembrement recompose radicalement le paysage agricole français pour agglomérer des parcelles et les agrandir, au profit d'une logique d'efficacité et de rentabilité. Ce basculement agricole va de pair avec la mécanisation des outils de production et l’utilisation d'engrais et de pesticides. Le mode de vie des paysans en a été profondément bouleversé, et la classe paysanne en proie à être définitivement remplacée (voir un article futur sur l’histoire paysanne en Europe ou sinon voir ce documentaire - Le temps des Paysans).
Le remembrement commence historiquement au début du 20ᵉ siècle, l’agriculture française fait alors face à une concurrence internationale entraînée par le développement des transports, qui font voyager leurs marchandises plus rapidement et à moindre coût. Les produits agricoles sont pris dans une logique productiviste, matérialisée notamment par la création du Service des améliorations agricoles en 1903. En 1918 et 1919, les lois Chauveau sont un premier cadre législatif, qui doit permettre le remembrement des terres. En 1960, le rapport Rueff-Armand et les lois d'orientation agricole votées jusqu’en 1962 renforcent le processus de remembrement. Elles encouragent les paysans à délaisser leurs champs au profit d'un plus petit nombre d'agriculteurs, qui disposent de surfaces plus grandes. L'ambition d'augmenter le nombre de bras disponibles pour l'industrie n'est pas dissimulée. En 1974, la France compte trois millions d'agriculteurs contre sept millions en 1946. La disparition de ces emplois combinée à celle des paysages altère profondément le mode de vie paysan, leur rapport à la terre, aux animaux, à la nature. Il est naturel que cette politique menée à large échelle et richement subventionnée, reçoivent une opposition : agriculteurs et agricultrices se réunissent dans des syndicats, font des recours, manifestent. Sont dénoncées les opérations qui se font sans concertation et qui ne permettent pas d'augmenter le niveau de vie des paysans, contraints de s'endetter et de recourir à une course à la productivité. Dès les années 1960, des agronomes et naturalistes s'inquiètent des conséquences des arasements de talus, comblements de mares et arrachage d'arbres ou de haies pratiqués à l'occasion des remembrements. Paul Matagrin, directeur de l'École nationale supérieure d'agronomie de Rennes dénonçait, en 1954, dans l'émission État d’urgence :
« des conséquences climatiques, des problèmes d’eau, d’érosion des sols. Notre équilibre écologique ancestral s’est brisé et nous ne savons pas encore quelle sera la limite de ces destructions irréversibles »
Ces procédures ont souvent été critiquées pour avoir été la cause d'une destruction massive et non compensée du bocage et des réseaux de talus, ainsi que des réseaux de fossés, de mares et de micro-zones humides qui constituaient une trame verte fonctionnelle, écologiquement et agronomiquement utile en abritant de nombreux auxiliaires de l'agriculture. Par ailleurs le remembrement est par nature adossé à une logique productiviste et standardisée de l’agriculture qui mènera à une utilisation intensive d’intrant et à une dégradation des sols. (Voir la dernière bande dessinée d’Inès Léraud : Champs de Bataille – L’histoire enfouie du remembrement)
À partir des années 1970, le remembrement ralentit, car nombre de ses objectifs sont atteints, mais aussi parce que des préoccupations environnementales émergent, avec le vote de deux lois (1975 et 1976) destinées à “verdir” cette politique. Le remembrement se poursuit aujourd’hui avec une tendance à l’agrandissement des parcelles et à la diminution du nombre d'agriculteurs.
Vers la fin des “Trente Glorieuses”, qui s’étalent de la fin de la guerre au premier choc pétrolier (1973), les effets externes de nuisance de notre mode de développement conduisent une partie de la société à ne plus associer croissance et progrès (post-Mai 68).
« L’annonce de la menace qui pèse sur notre civilisation thermo-industrielle, la volonté d’agir pour faire cesser ce péril et la difficulté de passer de la prise de conscience individuelle à l’action collective »
Villalba, 2022
L’’écologie politique à la française se forge sur le terrain et dans la lutte bien plus que dans les salons ministériels. Elle naît de la rencontre de deux mondes que tout oppose. D’un côté, des naturalistes historiques, scientifiques et amoureux de la nature, qui portent une vision apolitique de l’écologie. De l’autre, une « nébuleuse au cœur des années 1968 », selon l’expression d’Alexis Vrignon, auteur de La Naissance de l’écologie politique en France (PUR, 2017).
« L’écologie politique émerge à un moment d’essoufflement du mouvement de 1968 et d’essoufflement de l’utopie communiste. L’utopie écologiste prend le relais pour beaucoup de militants : c’est désormais là qu’il faut être pour transformer la société »
Alexis Vrignon
La grande nouveauté des années 1970 est la revendication d’une démocratisation de la question environnementale, qui voient fleurir bon nombre d’associations revendiquant une pleine légitimité dans ce domaine et contribuant ainsi à une nouvelle étape dans le processus de politisation de la question environnementale. Parmi ces nouvelles associations, les « Amis de la Terre » apparaissent rapidement comme un acteur incontournable. Néanmoins, Alexis Vrignon montre que son organisation très décentralisée en une multitude de « comités locaux » aux objectifs parfois très disparates compromet l’élaboration d’une véritable plateforme politique nationale. Seule la candidature très médiatique de René Dumont aux élections présidentielles de 1974 permettra provisoirement de la dépasser. René Dumont élargira la vision qui était alors portée par l’écologie politique. Cette dernière était tournée principalement autour de l’agriculture et de la lutte antinucléaire. Pour Yves Cochet, ancien député EELV (2002-2011), René Dumont va “permettre aux Verts d’allier protection de la planète” et « le social, les exclus, la dimension Nord-Sud ».
Cet agronome, qui nous invite, déjà, à “choisir l’utopie ou la mort” en 1973, se faisait l’avant-garde d’une critique fondée sur un triple constat (économique, social et technique) qui résonne à bien des égards avec les discours de la génération climat. Il affirmera la nécessité de lier écologie et altermondialisme :
« si les pays démunis risquent d’être de plus en plus affamés et dominés, nous risquons, nous, les riches gaspilleurs et pollueurs, de nous retrouver de plus en plus asphyxiés, dans nos autos privées, symboles de notre égoïsme ».
Philippe Buton revient sur cette nébuleuse, dont parle Vrignon, en étudiant minutieusement la présence de la question environnementale au sein des organes de presse des différents groupes et groupuscules d’extrême gauche dans les années post-1968. Si Philippe Buton évoque indéniablement une « rencontre difficile » sur le plan doctrinaire entre ces mouvements révolutionnaires et des préoccupations écologiques parfois considérées comme étroitement « petites bourgeoises », il constate cependant que la question environnementale s’insinue peu à peu au sein des différents corpus idéologiques de la galaxie révolutionnaire française, en particulier du côté de sa frange trotskyste et du PSU ; il souligne surtout l’écart de plus en plus évident entre les discours tenus par les instances dirigeantes et les pratiques militantes effectives, beaucoup plus ouvertes aux nouvelles préoccupations environnementales. On comprend alors que le mouvement écologique est un mouvement parmi d’autres notamment durant 1968 mais dont les idées se diffuseront et se construiront dans des groupes révolutionnaires et d’extrême gauche comme Survivre et Vivre aboutissant aux prémices de l’écologie politique en France.
« La lutte pour la survie de l'espèce humaine, et même de la vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et par des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée également par des conflits militaires liés à la prolifération des appareils militaires et des industries d'armement.»
Alexandre Grothendieck, Survivre et Vivre n°6 - Comment je suis devenu militant , 1971
La sociologue Céline Pessis, auteure du livre “Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie”, raconte la création de ce mouvement éponyme par Alexandre Grothendieck. Conçu au départ comme un groupe de lanceurs d’alerte scientifiques sur les périls écologiques et nucléaires, Survivre est rapidement devenu un mouvement écologiste plus « généraliste », adoptant en 1971 le nom de Survivre et Vivre pour ne plus être taxé de « catastrophisme ». Son objectif est la
“Lutte pour la survie de l’espèce humaine et de la vie en général menacée par le déséquilibre écologique créé par la société industrielle contemporaine (pollutions et dévastation de l’environnement et des ressources naturelles) et par les dangers des conflits militaires”
“Survivre”, qui tire jusqu’à 10 000 exemplaires, est un pionnier de la presse écologiste avec la Baleine des Amis de la Terre lancé en 1970, la Gueule Ouverte de Pierre Fournier en 1972 et le Sauvage de Alain Hervé en 1973.
Bien loin de la démocratisation et la politisation de la question environnementale et des préoccupations de l’hexagone, une écologie coloniale se met en place dans les Antilles Française. A partir de l’année 1972, le chlordécone commence à être utilisé dans les bananeraies françaises. C’est une molécule toxique, fabriqué jusqu’à lors par les Etats-Unis, qui ne sera officiellement interdite qu’en 1993 dans les Antilles. Pourtant dès le début des années 1970, la nocivité du chlordécone a été reconnue, sa fabrication interdite en 1975 aux États-Unis et cette dernière importée dans les Antilles. Les propriétaires de bananeraies, en quasi-totalité blanc, ont racheté les stocks excédentaires de chlordécone au Etats-Unis suite à son interdiction. En 1974, des ouvriers agricoles martiniquais qui manipulaient quotidiennement ce produit dans les bananeraies se sont révoltés. Ils en voyaient déjà les conséquences et demandaient des congés, une pause le midi, des gants pour travailler, mais aussi son retrait. On estime à 300 tonnes de substance active la quantité employée et épandue aux Antilles sur les parcelles de bananiers. Elle a causé une contamination avec trois caractéristiques principales : elle est durable, avec une rémanence allant de plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles ; elle est généralisée, car on retrouve du chlordécone dans l’ensemble des écosystèmes et, a fortiori, dans les corps des Antillais. Pour approfondir voir les travaux de l’Observatoire Terre-Monde, et de Malcom Ferdinand dans son livre “S’aimer la Terre — Défaire l’habiter colonial”.

Ces pollutions, importante notamment au sud de Basse-Terre, impliquent une pêche fortement déconseillée sur toute la partie sud de l’île et une culture de fruit et légume différenciée en fonction de la teneur du sol en chlordécone. Les christophines (aussi appelées chayotes), tomates, choux, haricots, aubergines, et bananes sont non sensibles à la contamination par la chlordécone. Alors que l’élevage, les légumes racines comme les pommes de terre, les poireaux, la pastèque, le concombre, le melon, l’ananas assimile la molécule dans des sols contaminés.
“La pollution de la Martinique et de la Guadeloupe au chlordécone est bien plus qu'un scandale sanitaire et environnemental. C'est l'histoire d'une manière destructrice, raciste et patriarcale d’habiter la Terre instaurée par la modernité capitaliste.”
Malcom Ferdinand, 2024
Sous l’angle institutionnel, dans l’océan Indien, la Société Réunionnaise pour l’Étude et la Protection de l’Environnement (SREPEN) est fondée en 1971. Cela s’inscrit dans la démocratisation de la question environnementale xabordée plus haut.
“Au tournant des années 70, les Réunionnaises et Réunionnais se regroupent pour défendre les consommateurs, améliorer la défense judiciaire des plus démunis, renforcer la démocratie, promouvoir la culture et l'identité réunionnaise.”
La SREPEN, une association de protection de l’environnement, Martine Peters
En hexagone, le ministère français consacré à l'environnement est créé la même année, lors du remaniement avec Chabans Delmas sous Pompidou. Cela marque la “phase de fondation “ (J.Theys) de l’écologie institutionnelle nationale en impulsant un travail de création et/ou de remise en ordre législatif ou réglementaire et en rassemblant les politiques écologiques des différents ministères, gérées jusqu’ici de façon discontinue. Ses compétences originelles sont la protection de la nature et des paysages, l’eau, les risques naturels ou industriels, et les économies d’énergie à partir du choc pétrolier de 1973.
Concomitamment l’appel de Menton réunit en France 2200 scientifiques de 23 pays. À l'issue de cette rencontre, les conclusions ont été adressées à U Thant, secrétaire général des Nations unies.
« Il nous faut voir désormais la Terre, qui nous semblait immense, dans son exiguïté. Nous vivons en systèmes clos, totalement dépendant de la Terre et dépendant les uns des autres, et pour notre vie, et pour la vie des générations à venir »
Message à 3 milliards et demi de terriens ou Message de Menton publié dans le courrier de l’UNESCO, 1971
Dans cette continuité, le 9 février 1972, Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne chargé de l’agriculture (et à ce titre un des pères de la politique agricole commune), adresse une lettre au président de la Commission européenne de l’époque. Mansholt avait suivi de près les travaux du Club de Rome, qui allait publier un mois plus tard le rapport Meadows. Sa lettre, connue aujourd’hui comme La Lettre Mansholt suggérait d’en tirer immédiatement les conclusions pratiques et proposait un renversement complet des politiques suivies jusque-là, afin de bâtir une Europe soutenable du point de vue écologique.
« Il est évident que la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance. »
Mansholt, 1972
La boussole ne devrait plus être le produit national brut, mais l’« utilité nationale brute », c’est-à-dire une limitation de la production aux besoins de la société. Conscient que cela signifierait « un net recul du bien-être matériel par habitant et une limitation de la libre utilisation des biens », Mansholt préconise une planification stricte de la production par la puissance publique (la Commission et les Etats) afin de la répartir équitablement entre tous les citoyens et, pour ce qui est des matières premières, entre les entreprises.
Le mouvement écologique qui naît ainsi dans les années 1970 en France, se caractérise par la multiplicité des causes qu’il défend : santé, alimentation, souffrance animale, lutte anti-nucléaire, mode de vie, régionalisme, négation de l'autorité, amour libre, vie en communauté, rejet de la propriété privée et du travail. On retrouve ces grands thèmes dans la BD de Gébé l’An 01 sorti au début des années 70 qui s'emploie à imaginer le monde d'après 1968 :
« On arrête tout, on réfléchit, et c'est pas triste ».
l’An 01, Gébé, 1971
Toutes ces idées toutefois se rejoignent sur un même principe :
« penser globalement, agir localement »
Aspe & Jacqué, 2021
On retrouve cette manière de penser dans de nombreuses luttes parfois oubliées : celle du Larzac, par exemple qui rentre en résistance en 1971 contre l’extension du camp militaire (voir le documentaire “Tous au Larzac”) et qui attirera quasiment 100 000 personnes sur site autour de ses militants originels : les 103 paysans et leur serment. Mitterrand lui-même viendra sur le site du Larzac à l’occasion d’un rassemblement, il sera reçu avec des cailloux et des heurts notamment aidés par des policiers en civils provocateurs. On la retrouve aussi dans les protestations à la construction du Superphénix (entre 20 000 et 60 000 personnes) avec un mort à la dernière manifestation (Vital Michalon) et des centaines de blessés ou encore dans la première vélorution (Manifestation à Vélo) organisée le 22 avril 1972 par les Amis de la Terre et suivie de l’Etoile à Vincennes par plus de 10 000 cyclistes qui crient “Plus de voitures ! Des vélos gratuits !”. Le vélo avait complètement disparu à cette époque et le “tout-voiture” dominait. Avec plus de 18 000 morts et 390 000 blessés, l’année 1972 fut la plus meurtrière de toute l’histoire de la circulation automobile en France.
Dans le champ politique, la France voit en 1974 la création du premier parti écologiste, le “Mouvement écologique” (M.E) qui deviendra “Vert, parti écologiste” un des ancêtres des Verts. Le 3 décembre de la même année, le village de Plogoff, proche de la pointe du Raz, apprend qu’il a été choisi pour abriter une centrale nucléaire. Cette décision s’inscrit dans le plan Messmer, un programme nucléaire du nom du Premier ministre de l’époque. Ce plan plan prévoie la construction d’une cinquantaine de réacteurs dans toute la France en réponse aux chocs pétrolier. Jean-Marie Kerloch, alors maire de Plogoff, reçoit les dossiers de l’enquête publique, procédure classique de consultation pour tout projet d’envergure. Avec son conseil municipal, il décide d’y mettre feu sur la place de l’hôtel le 30 janvier 1980. Cet acte de rébellion entraînera l’arrivée de mairies annexes gardées par sept escadrons de gendarmes mobiles. Barrages et manifestations vont s'enchaîner quotidiennement devant ce que les villageois ressentent comme une agression.
À Plogoff, les hommes sont en mer : ils travaillent pour la marine marchande, pour la Marine nationale ou sur les bateaux de pêche. Pendant les six semaines de l’enquête publique imposée par la force aux habitants (janvier – mars 1980), ce sont en grande majorité les femmes qui tiennent tête aux gendarmes, dont certains craquent, décontenancés par des grands-mères qui les insultent. Peu à peu, la lutte va mobiliser des dizaines de milliers de personnes : 100 000 lors du rassemblement Plogoff-Larzac à la baie des Trépassés, en mai 1980. L’engagement de citoyens venus de toute la Bretagne (voir Les centrales nucléaires en Bretagne - INA) et plus tard de toute la France, la mobilisation des artistes et chanteurs bretons, l’occupation du terrain de la future centrale par une bergerie, le jumelage avec la lutte du Larzac, convaincront le candidat Mitterrand, qui promet d’abandonner le projet de Plogoff et celui du Larzac. Promesse tenue après son élection : le 12 décembre 1981, le projet est officiellement abandonné tout comme celui du Larzac. Ces différentes luttes réussies imprègnent l’imaginaire collectif à tel point que lorsque Emmanuel Macron annonce de nouvelles centrales en 2021, aucune ne sont envisagées en Bretagne. « Il n’est absolument pas envisagé de projet d’implantation en Bretagne d’une centrale nucléaire », pour citer un porte-parole d’EDF.
En 1978, proche des côtes bretonnes, l’Amoco Cadiz, un pétrolier supertanker, s’échoue, libérant 227 000 t de pétrole brut. Considéré comme l'une des pires catastrophes écologiques de l'histoire, cette évènement a mis en lumière les lacunes en matière de prévention des naufrages dans la zone du rail d'Ouessant. À la suite de ce naufrage, les autorités vont équiper les sémaphores de radars et mettre en place le Cross Corsen. La Marine ne disposant pas de remorqueurs de haute mer spécialisés dans l'assistance, le Comité interministériel de la mer décide de lui confier l'affrètement de remorqueurs d'intervention plus puissants qui doivent être disponibles en permanence sur les trois façades maritimes : la compagnie des Abeilles. S’ensuit un boycott lancé par plusieurs organisations écologistes à l’encontre de la société Shell, à laquelle ce pétrole était destiné. Les associations vont occuper le siège parisien de l'entreprise mais prétextant que la Shell France (distribution) était une société différente de la Shell internationale, elle fait un procès pour obstruction commerciale à certaines de ces associations dont Les Amis de la Terre.
“Et soudain les Français découvrent à la télévision les pollutions qu'ils ont sous leur yeux. Alors naît un mouvement 'écologique', adjectif scientifique donc sérieux, qui défend la nature contre son exploitation."
Bernard Charbonneau
Pour terminer en beauté cette décennie, l’année 1979 voit la parution de trois ouvrages majeurs :
Ecologie et Liberté, d’André Gorz. Pour faire face à la croissance effrénée de la société de consommation et ses dérives, l’auteur envisage la possibilité d'une révolution économique, sociale et culturelle qui instaurerait un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur travail et à la nature.
La décroissance, Entropie, Ecologie, Economie de Nicholas Goergescu-Roegen. Dans cet ouvrage, l'auteur bouscule le monde économique en insistant sur le fait que l’économie est intrinsèquement liée aux lois de la thermodynamique et de la biologie. En particulier, il expose pourquoi la croissance matérielle est impossible du point de vue de la deuxième loi de la thermodynamique.
Le Principe responsabilité, d’Hans Jonas. Il est le premier philosophe à avoir introduit le concept de responsabilité des générations présentes vis-à-vis des générations futures, concept qui est à la base des principes de développement durable. Dans ce livre, Hans Jonas propose un nouvel impératif : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre. »
A partir des années 1980, le mouvement écologiste se traduira dans l’action associative dont l’échelle privilégiée a longtemps été celle de la localité.
« Les acteurs associatifs mobilisent ce qu'ils possèdent, leur capital intellectuel et scolaire, et s'appuient sur des réseaux alternatifs de savoirs »
Aspe & Jacqué, 2021
Les militants écologistes revendiquent ainsi leur légitimité non par la « représentativité », comme les corps intermédiaires, mais par leur capacité à parler au nom de l' « intérêt général » face à celui de l’Etat, rappelant les prétentions à la légitimité de certains collectifs de bifurcation, comme nous le verrons plus bas.
Les conflits locaux autour de la préservation de l'environnement se multiplieront ainsi en France jusqu’aux années 2000, mettant en cause les acteurs de la production (agriculteurs et industriels), mais aussi l'Etat au niveau local. Cette remise en question du développement local va d’ailleurs très vite s’accompagner d'une critique des formes traditionnelles d'expression politique, en faveur de la « participation citoyenne », souvent présentée comme une réponse aux conflits entre Etat et associations de défense de l’environnement, à l’image de la récente Convention Citoyenne pour le Climat.
En 1990, l’Etat lance le Plan National pour l’Environnement (PNE) au cours d’un conseil des ministres. Ce plan comprend une décentralisation de la question écologique institutionnelle avec la création des DIRENs. La création d’agences périphériques comme l’ADEME et l’INERIS. L’augmentation substantielle du budget du ministère de l’environnement créé 20 ans auparavant. Et l’intégration de l’environnement dans les activités économiques. Cela marque une phase de consolidation (T.Lavoux) de l’écologie institutionnelle nationale.
Dans les années suivantes, on assiste à la montée en puissance de la « contre- expertise » ou du « contre-projet » associatif face aux rapports des institutions nouvellement créées. On pourrait penser ces actions à la manière des anti-sciences de Foucault, qui cherche à sortir le savoir des institutions.
« Non pas qu'elle revendique le droit lyrique à l'ignorance et au non savoir, non pas qu'il s'agisse du refus de savoir ou de la mise en jeu, de la mise en exergue des prestiges d'une expérience immédiate non captées encore par le savoir, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, il s'agit de l'insurrection des savoirs »
Foucault, Cours au collège de France
Cette insurrection est revendiquée par exemple dans le livre collectif “Première Secousses” des Soulèvement de la Terre. Ces contre-expertises menées par des collectifs de scientifiques militant.e.s ou amateur.ice.s passionné.e.s permettent une autre lecture des luttes écologiques de terrain face aux rapports institutionnels et au pouvoir exécutif dans une logique d’accaparement du savoir.
La semaine prochaine, nous poursuivons l’histoire. Pour le troisième volet de cette série nous nous intéresserons à la fin du XXème siècle. Une période qui d’un côté connaît l’essor du néolibéralisme et l’institutionnalisation de l’écologie (Margaret Thatcher et Ronald Regan sont à la fois les instaurateurs de cette politique et de la création du GIEC). Et de l’autre voit une extension des mouvements écologiques tant dans leurs diversités que dans la massification de la prise de conscience. Ce sera l’occasion de dézoomer du focus occidental des deux derniers articles et d’évoquer la richesse des mouvements venant d’autres régions du monde.
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A la semaine prochaine,
Portez vous bien,
Lunaï et Jean
Pour approfondir voir les recherches du STEEP à ce sujet