7. Le développement, un concept familier à déconstruire
Un voyage à travers l'histoire, les fondements et les conséquences du développement
L’autre jour je discutais avec un oncle chilien d’écologie et il reprochait aux arguments que je lui avançais d’aller à l'encontre de l’intérêt d’un “pays qui avait encore besoin de se développer”.
Je trouve que sa phrase illustre un sens commun qui nous est assez familier : l’injonction au développement et la notion de progrès qui l’accompagne. Si, dans l’histoire, ce dernier a longtemps été associé à l’amélioration des conditions humaines par les sciences, les techniques ou les droits sociaux, son sens s’est transformé. À l’époque des Lumières, puis au XIXe siècle, il incarnait un idéal d’émancipation collective. Aujourd’hui, la notion est investie de nouveaux sens. Des figures comme Elon Musk en font le symbole d’une avancée technologique, souvent détachée de toute dimension sociale ou environnementale. S’agit-il uniquement d’innover, ou bien d’améliorer les conditions de vie dans leur ensemble, en tenant compte des limites écologiques, des inégalités sociales et des choix démocratiques ? Nous pouvons nous poser les mêmes questions sur la notion de développement.
Nous avons toutes et tous (français.e en tout cas) vu les cartes et leur classification associée en cours de géographie au lycée : Les pays développés ou pays riches, les modèles ; les pays en voie de développement, les suivants dans la course ; et les pays sous-développés, pauvres, moins avancés, qui ont encore un long chemin à parcourir.
Cette lecture du monde et de ses humanités est devenue assez hégémonique dans nos représentations, à tel point qu’il serait mal venu aujourd’hui d’en contester la pertinence. Et pourtant que ce soit à travers le prisme écologique occidental qui critique les incohérences du développement durable, à travers la critique sociale d’un développement centré sur l’économie ou à travers le prisme décolonial qui critique l’universalisme et le processus de développement en soi, il existe de solides arguments pour déconstruire les oeillères que constitue cette représentation du monde et pour ouvrir la porte à des alternatives.
Dans cet article et celui de la semaine prochaine nous vous proposons donc une exploration autour de ce concept politique central et de ses critiques. Nous aborderons aujourd’hui son histoire, ses fondements et ses critiques occidentales avant d’aborder plus en profondeur son lien avec le colonialisme et ses critiques venant d’autres épistémologies dans l’article de la semaine prochaine.
D’où vient le concept de développement ?
Le concept de développement naît en réalité le 20 janvier 1949 à partir du concept de sous-développement. Lors de son discours d’investiture en tant que 33ème président des Etats-Unis, Harry S. Truman pointe du doigt la menace que représente la pauvreté qui touche alors une grande partie de l’humanité et l’urgence à mettre “les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l'amélioration et de la croissance des régions sous-développées.”
Cette allocution connue comme le “Point Four Program” donnera lieu à la création de L’Act for International Development, première pierre des agences de coopération économique et de développement qui verront le jour au cours du XXe siècle.
L’expression utilisée par Truman n’est pas neutre, « elle traduit un changement de perspective dont la portée sera considérable puisqu’une nouvelle lecture ordonnée des espaces et des sociétés s’impose progressivement en référence à des indicateurs géopolitiques (Est/Ouest) et humanitaires (Nord/Sud) jusque là inédits. La faim, la pauvreté, la maladie - ces réalités vieilles comme le monde - sont soudainement « découvertes » et mises en exergue pour réécrire la géographie. Certains annoncent alors la fin des idéologies : « admettre que les populations colonisées étaient dans la misère, c’était, dans une certaine mesure, reconnaître la faillite de cette fameuse mission civilisatrice, alibi idéologique de la colonisation »1
C’est un tournant important dans cette période de décolonisation : le concept de développement permet aux colonisateurs de se débarrasser des préjugés racistes et coloniaux. On passe alors d’un prisme de lecture civilisé/sauvage à industrialisé/sous-développé.
Mais cette nouvelle classification est déjà critiquée dans les années 60 notamment par les ethnologues et anthropologues :
« La thèse développementaliste est alors rapidement décriée pour avoir substitué à l’idéologie coloniale et sa mission « civilisatrice » une nouvelle idéologie universaliste et moderniste qui présente le danger d’un autre « lissage » du monde et de ses humanités »
Le concept de développement : la fin d’un mythe, Alain Francois, 2016
Néanmoins, si le développement est aujourd’hui en sens commun et qu’il sert encore de grille d’analyse, c’est qu’il a poursuivi son chemin. Nous pouvons grossièrement dire que cette notion a évolué face aux contradictions qui lui étaient assénées.
Tout d’abord, durant les années 50, “dans ce contexte où croissance et développement étaient considérés comme deux concepts quasi interchangeables, le développement ne signifiait pas plus qu'enregistrer une suite de taux de croissance économique positifs” (Richard Bergeron, 1992). Cette focalisation sur un indice financier était la source de beaucoup de critiques. Comme le rappelle l'historien, ingénieur et journaliste André Larané :
« Des régimes archaïques enrichis par les redevances de quelques compagnies pétrolières ou minières (Arabie, Gabon, Algérie...) font figure de pays riches alors que les conditions de vie de la plus grande partie des habitants (mortalité infantile, alphabétisation des femmes...) s'avèrent médiocres. À l'opposé, des pays ou des régions très pauvres, si l'on s'en tient à leur PIB/habitant, comme l'État du Kerala, en Inde du sud, assurent à leurs habitants un cadre de vie relativement sain et équilibré en comparaison de leurs voisins »
Puis à la fin des années 1960, face à la pauvreté, le développement n’est plus analysé sur le volet économique uniquement. Nous assistons alors à une prise de conscience des imperfections des modèles de développement axés sur l'économisme. Cette prise de conscience a entrainé au début des années 1970 l'émergence des théories du développement social suivi des notions de “self-reliance, d'autonomie, d'écodéveloppement, d'endo-développement, d'ethnodéveloppement, de développement socialiste, de développement autocentré, de développement endogène, de développement solidaire, communautaire, intégré, authentique, autonome et populaire, humain, harmonisé, participatif, global”2. (Le concept de développement endogène, promu par les expert-e-s de l'Unesco, rejete la thèse de nécessité ou la possibilité d'imiter mécaniquement les sociétés industrielles, ce qui revenait à remettre en question cette notion même)
Tous ces qualificatifs associés à la notion de développement participent à la structuration du champ idéologique du développement et à la prise en compte des dimensions sociales. Dans le but de concilier croissance et bien-être social, les pays occidentaux font appel au concept des « besoins fondamentaux ». Ces derniers apparaissent pour la première fois lors d’un discours annuel du Président de la Banque Mondiale en 1972.
Cette approche par les besoins consiste essentiellement à exhorter les gouvernements des pays de la périphérie à se préoccuper davantage des besoins humains essentiels, c'est-à-dire à améliorer la nutrition, le logement, la santé, l'éducation et l'emploi de leurs populations. Au cours des années 70, la Banque Mondiale et l'OIT en font d'ailleurs le fer de lance de leurs stratégies de développement. Mais notons dès à présent que cette approche par les besoins n’est pas neutre historiquement, nous approfondirons cela dans le prochain article.
« Comme Illitch l’a expliqué dans le “Dictionnaire”, le développement a transformé la condition humaine en imposant une métamorphose grostesque. Les désirs et les demandes sont devenus des “besoins”. Pour le sens commun d’aujourd’hui, il est très difficile de reconnaître que les besoins ont été produits, qu’ils ont une histoire. Ou de comprendre que les membres des communautés, avant la mise en place des enclosures, se nourrissaient, apprenaient, se soignaient, avaient un habitat, tout cela à l’intérieur de certaines limites, que la nature et la culture imposaient à leurs désirs et demandes. Ils n’avaient pas “besoin” de nourriture, d’éducation, de santé, d’un toit »
Arturo Escobar, Un autre possible est possible, Le post-développement 25 ans plus tard, 2024
Cette vision intégrant des critères sociaux dépasse l’analyse purement économique et souligne la nécessité de remplacer le PIB pour mesurer le développement.
Comment mesure-t-on le développement ?
A partir de 1990, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) distingue l’enrichissement du développement par l’utilisation d’un nouvel indicateur : l’Indice de Développement Humain (IDH). Ce dernier est basé sur une estimation du revenu national brut par habitant, l’espérance de vie et le niveau d’instruction. Le développement est ainsi redéfini comme :
« un processus qui permet à des populations entières de passer d’un état de précarité extrême, une insécurité qui touche tous les aspects de leur vie quotidienne (alimentaire, politique, sanitaire…) à des sociétés de sécurité, où les hommes ne se demandent pas chaque jour ce qu’ils vont manger le lendemain, peuvent surmonter les caprices de la nature et maîtriser cette dernière, vaincre la maladie, vivre dans des conditions décentes, avoir la possibilité d’exprimer leurs opinions et d’entreprendre librement pour améliorer leur propre sort et celui de leur famille »
Sylvie Brunel, “Le Sud dans la nouvelle économie mondiale”, PUF, Paris, 1995
Bien qu’englobant des critères plus pertinents que le simple PIB, cette nouvelle définition est critiquable sur plusieurs aspects :
C’est un indicateur moyen, aussi deux pays avec un IDH proche peuvent avoir des disparités importantes sur les trois indices. Nous pouvons aussi remarquer de fortes disparités entre hommes et femmes. Par exemple, le Brésil et Cuba ont un IDH d’environ 0,76 mais pour le Brésil c’est le RNB/hab qui pèse dans la balance (4 colonnes de droites) alors que Cuba “compense” un moindre revenu par une meilleure note sur l’éducation et la santé.
Dans les deux pays les femmes et les hommes ont des IDH proches (2-3% d’écart relatif) alors que le revenu des hommes est bien plus élevés (5571$ vs 10373$ pour Cuba et 11292$ vs 18061$ au Brésil) mais les femmes ont de meilleurs indices sur l’éducation et surtout sur l’espérance de vie avec 5 à 6 ans de durée de vie supplémentaire. Les chiffres utilisés pour les calculs proviennent du rapport sur le développement humain de 2023-2024 de L’ONU.
En plus des inégalités de genre, le RNB/hab moyen gomme les inégalités infra-étatiques de répartition de richesse, d’accès à l’éducation, et d’accès à la santé.
L’éducation est mesurée en années sur les bancs de l’école et non sur la qualité éducative, deux grandeurs qui ne sont pas forcément corrélées.
L’IDH ne mesure pas non plus le bien-être des habitants : santé mentale, bonheur, sentiment relatif à la démocratie, à la sécurité, à la liberté.
Enfin l’IDH ne mesure rien de relatif à l’environnement, au bon état écologique des écosystèmes et donc à la pérennité dudit développement. Ce qui peut sembler étonnant car 3 ans auparavant, en 1987, l’ONU publiait le rapport Brundtland, instaurant le développement durable.
Face à ses critiques, d'autres indicateurs ont été proposés pour remplacer et enrichir la vision du développement selon l’IDH :
L’IDHI créé en 2010 pour prendre en compte les inégalités
Le coefficient de GINI pour prendre spécifiquement les inégalités de revenu.
Le Happy Planet Index dont le score élevé dépend du bien-être, de l’espérance de vie et d’une moindre dégradation de l’environnement. Avec cet indicateur c’est le Vanuatu qui est en tête avec la Suède et des pays d’Amérique centrale.
Le OECD Better Life Index qui est modulable.
Le Multidimensional Poverty Index qui permet de préciser la mesure de la pauvreté.
Le Bonheur National Brut du Bouthan, qui a pour piliers un développement économique et social durable et équitable, la préservation et la promotion des traditions culturelles bhoutanaises, la sauvegarde de l'environnement et une bonne gouvernance.
Le Donut de Kate Raworth, qui a pour objectif une société avec un certain nombre d’acquis sociaux : égalité de genre, accès aux besoins de base, démocratie…tout en intégrant les limites planétaires à ne pas dépasser pour garder une planète habitable.
Au-delà de ces considérations techniques, l’IDH et ses variantes sont souvent aveugles aux réalités culturelles des pays et sont révélatrices de l’ontologie moderne qui est véhiculée par le développement. La sécurité alimentaire, la vie décente, l’éducation ou le rapport à la nature sont en effet des considérations extrêmement changeantes d’une culture à l’autre. Un kogi de Colombie ne cherche pas à maîtriser la nature, un papou n’a pas les mêmes standards de vie qu’un français, un amérindien d’Amazonie fait son éducation dans la forêt, pas 8h par jour sur une chaise…
La manière dont est défini le développement et dont sont construits les indicateurs est révélatrice de la volonté occidentale d’imposer sa vision du monde. L'anthropologue colombien Arturo Escobar explique que le développement est même une manière pour l’occident de maintenir une hiérarchie mondiale qui l’avantage : “Le développement fonctionne comme un appareil de pouvoir-savoir, naturalisant l'idée que certains pays sont "en retard" et doivent rattraper les autres”3. Wolfgang Sachs abonde dans cette idée en expliquant dans son livre The Development Dictionary : A Guide to Knowledge as Power, comment le pouvoir symbolique du langage du développement (progrès, standards de vie, technologie, besoins, planification, science, etc.) sert aux occidentaux pour orienter les politiques économiques et sociales des pays non-occidentaux.
Ainsi, derrière l’idéal universel présenté par l’occident, le développement servirait principalement à garantir la dépendance structurelle des pays non-occidentaux aux puissances dominantes et à légitimer des interventions économiques, culturelles et politiques. C’est en tout cas ce qu’affirme la théorie de la dépendance, elle même issue de la théorie critique latino-américaine des années 70.
« La dépendance n’est pas la simple exploitation verticale et unidirectionnelle de la périphérie par le centre, mais un système de domination complexe qui articule les structures politiques et sociales locales aux dynamiques globales du capitalisme »
Lissell Quiroz & Philippe Colin, Pensées décoloniales - Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, 2023
Dès la fin des années 50, la thèse Prebisch-Singer remet en question la théorie classique de l’avantage comparatif de Ricardo. Contrairement à cette théorie, Prebisch avance que la spécialisation économique ne conduit pas nécessairement à la croissance et au développement des nations. Il soutient que le sous-développement découle de la division internationale du travail qui polarise les nations en deux groupes. Le centre, constitué de pays technologiquement avancés capables d’orienter les termes de l’échange à leur avantage. Et la périphérie, composée de nations exportant des produits primaires et important des biens manufacturés du centre.
L’économiste grec Arghiri Emmanuel introduira dans les années 60 le concept d’échange inégal afin de caractériser cette asymétrie.
L'échange inégal ou comment poursuivre la colonisation
Selon l’analyse d’Emmanuel, les centres, plus riches et industrialisés récupèrent des matières premières et de la main d'œuvre peu chère dans les territoires périphériques. En retour, ils exportent des produits manufacturés et des services de forte valeur ajoutée. Cette répartition a des conséquences significatives pour les nations périphériques, les contraignant à exporter davantage pour maintenir leur niveau de revenu (et ainsi compenser la valeur des importations). De cette manière, le développement ne participe pas à l’autonomie des pays en leur laissant le choix et la possibilité de construire toute la chaîne de valeur, mais les rend dépendant de la direction prise par le système économique mondial en ne soutenant que les industries primaires de cette chaîne.
Et cela ne date pas d’hier ! Dès le XVIe siècle les puissances occidentales ont profité des ressources, des minerais les plus concentrés et de la force de travail du reste du monde pour asseoir leur domination. Il était alors simple de désigner l'Europe comme un centre, pillant le reste du monde. Aujourd’hui la situation est plus complexe dans ce mille-feuilles mondialisé, avec des pays périphériques qui se sont occidentalisés et qui sont devenus des hybrides centre/périphérie, comme le Chili, et d’autres qui restent principalement des périphéries comme le Togo. Néanmoins la règle reste la même, les pays riches font appel à l'extractivisme, à l'esclavagisme et aux normes socio-environnementales peu contraignantes des pays moins riches, pour permettre de maintenir un certain niveau de vie.
Ces échanges inégaux ne se contentent pas de flux extractifs. Les pays riches envoient aussi leur pollution dans les pays pauvres, par la vente de pesticides interdits en Europe mais vendu sans vergogne aux pays du Sud4 pour produire une partie de notre nourriture ou simplement par l'envoi de déchets5, légaux ou illégaux6.
Ce déséquilibre, couplé aux règles du commerce international et aux paradigmes modernes (croissance économique, domination et exploitation de la nature, toujours plus technologique) maintient les pays plus pauvres dans une dépendance qui les prive d’autonomie, d’autodétermination.
A titre d’exemple, l’Amérique Latine est passé de 4 Mt d’export en 1900 à 610 Mt en 2016. Les auteurs de l’étude dont est issue le graphique ci-dessous indiquent : “Latin America has long played a key role in the global provision of natural resources. Most of the continent's economies are net exporters of low-value, primary products and importers of manufactured goods at a high price. This pattern of specialised trade has highly negative consequences for economic development, the environment, and the local population’s well being.”7
Comme on peut le constater sur les graphiques, ces échanges inégaux se sont fortement accélérés à partir de 1950 et constituent donc une pierre angulaire de l’accélération des dégradations environnementales depuis cette époque (rappelez vous de la période de la Grande Accélération que nous avions mentionné dans l'article 3).
Dès les années 60-70 ces externalités négatives se font de plus en plus visibles. Rapports, livres, scandales environnementaux, épuisement des ressources et pressions de la société civile (lire les articles 2 et 3 sur l’histoire de l’écologie occidentale) conduisent l’ONU à introduire en 1987 le développement durable. Actant que le mode de développement de l’époque n’est pas soutenable d’un point de vue écologique et n’apporte pas les réponses suffisantes pour lutter contre la pauvreté, le développement durable cherche à concilier économie, enjeux sociaux et enjeux environnementaux, comme en témoignent ces passages issus du rapport Brundtland.
« Le type de développement dont dépend l’humanité tout entière est un développement durable. Il s’agit de garantir qu’il satisfasse les besoins essentiels des générations présentes, sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs. […]
L’environnement ne peut être protégé si les conditions de développement ne permettent pas aux peuples de satisfaire leurs besoins. Il faut une croissance qui tienne compte des impératifs écologiques, et une gestion mondiale des ressources.[…]
Le développement durable exige une orientation politique plus large, fondée sur les valeurs de justice, de démocratie, de respect de l’environnement et de solidarité mondiale. »
Cette nouvelle vision du développement a inspiré les objectifs du millénaire de l’ONU (2000) puis les 17 objectifs de développement durable (2015) qui sont aujourd’hui au cœur des controverses sur la question écologique.
Que devient le développement à l’heure de la crise écologique ?
Après la crise économique de 2008 et devant les menaces toujours plus pressantes du changement climatique, les pays de l’OCDE décident en 2009 de répondre aux exigences du développement durable par la croissance verte, dont la transition énergétique sera le pilier majeur.
« La stratégie pour une croissance verte de l'OCDE se base sur les analyses détaillées et les mesures politiques découlant de la conférence de Rio il y a 20 ans. La stratégie comprend un agenda ciblé et clair pour la réalisation des objectifs formulés à Rio en matière de développement durable. La croissance verte doit permettre de créer les conditions nécessaires à l'innovation, aux investissements et à la concurrence, qui peuvent déboucher sur de nouvelles sources de croissance économique qui ne mettront plus les écosystèmes sous pression. Les stratégies de croissance verte doivent être particulièrement attentives aux injustices et aux nombreux problèmes sociaux que le passage à une économie verte pourrait provoquer, tant au niveau national qu'international. Il s'agit notamment d'un aspect essentiel si l'on veut que la croissance verte soit une réussite. En d'autres termes, les stratégies doivent être complétées par des initiatives qui visent à élargir le volet social du développement durable » 8
La transition énergétique, autrement dit le changement du système énergétique mondial implique une amplification sans précédent de l’activité minière afin de fournir les matières premières des nouvelles technologies : cuivre, cobalt, lithium, graphite, manganèse, nickel, platine.
A titre d’exemple, les graphiques ci-dessous montrent la demande en cuivre, lithium et nickel selon les scénarios de transition annoncés par les pays. (Source : IEA)
Célia Izoard (journaliste spécialisée sur les questions minières) rappelle dans son livre La ruée minière au XXIe siècle (Seuil, 2024) que la transition énergétique consisterait « à extraire en trente ans autant de métaux qu’on en a extrait depuis le début de l’histoire humaine ».
Malgré les bonnes intentions affichées, cette extractivisme massif s’accompagne de dommages environnementaux et humains terribles, qui entre en contradictions avec les fondements du développement durable. Quelques exemples latinoaméricains l'illustrent :
La rupture de barrages de Bento Rodrigues au Brésil, a entraîné l'écoulement de 60 millions de tonnes de boue issues de l'exploitation d'une mine de fer. L'incident est surnommé « Fukushima brésilien ». Ce serait en effet la pire catastrophe écologique de toute l'histoire du Brésil9
Au Chili dans le désert d’Atacama, le plus aride du monde, les ressources aquifères sont accaparées pour produire le cuivre et le lithium que le pays exporte, au détriment des populations locales qui perdent leurs modes de vie traditionnels10
Au Pérou, l'implantation des mines reconfigure tous les rapports sociaux. Les adolescents attirés par des salaires vont travailler dans les mines d’argent et de cuivre et les adolescentes se prostituent pour pouvoir gagner suffisamment d’argent, ce qui crée notamment une circulation du VIH11
Cette ruée vers les mines témoigne de la priorité donnée à la recherche de croissance et de puissance au détriment des enjeux sociaux et environnementaux. C’est le syndrome de la reine rouge : les pays riches cherchent à se maintenir dans la compétition pour la puissance et pour ce faire s'accaparent les ressources minières stratégiques. Cette compétition tend dernièrement à prendre un tournant belliciste : Elmar Brok, eurodéputé membre de la Commission des affaires étrangères (AFET), va jusqu’à dire : « nous devons discuter des possibilités de recourir à la force militaire pour sécuriser les voies commerciales et notre accès aux matières premières ». Dans la même veine, Donald Trump conditionne la paix en Ukraine à l’accès des réserves de son sous-sol.
Il est important de noter que la situation est assez critique (voire absurde) puisque les flux de ressources nécessaires pour que tous les pays effectuent leur plan de transition ne seront vraisemblablement pas suffisants. Comme le révèle ce graphique de l’AIE, il y a des gaps importants entre l’offre et la demande sur certaines ressources stratégiques pour 2035.
Dans ce contexte, on a du mal à voir comment peut subsister l’imaginaire promis par le développement durable. C’est ce qui fait dire à Arturo Escobar dans son livre Un autre possible est possible :
« On ne voit pas beaucoup de spécialistes du développement à proprement parler de nos jours. Les promoteurs publics ne disposent plus de budgets suffisants et les promoteurs privés s'intéressent de plus en plus à l'accaparement et à la dépossession, le développement a cessé d'être central pour eux. […] Ce que nous appelons l'extractivisme en Amérique latine (extractivisme minier, urbain, financier, mais aussi dans le domaine du travail et des services) ne peut pas être défini comme du développement. Quelque définition que l'on donne de ce concept, « d'un vide monumental» pour parler comme Wolfgang Sachs, la longue agonie du mythe et de l'entreprise développement est quasiment finie. »
Décrivant l’écran de fumée que représentent le développement (durable), Arturo Escobar ainsi que d’autres intellectuels latino-américains et penseurs du post-développement, nous invitent à penser “au-delà du développement”.
Il rappelle avec justesse que malgré l’hégémonie capitaliste qui a véhiculé le récit du développement
« Nombreux sont ceux et celles qui produisent leurs propres moyens de subsistance, et il y a beaucoup de femmes parmi ces petits producteurs. Aujourd'hui, ils et elles nourrissent 70% de la population mondiale, apprennent en toute liberté et échappent à l'éducation dispensée par le système scolaire; ces personnes fuient le système de santé institutionnel et se soignent elles-mêmes, faisant à nouveau confiance à leurs guérisseurs et à leurs propres conceptions et pratiques de la santé ou la guérison, tout en s'aidant un peu des technologies modernes; elles redécouvrent l'art d'habiter, et construisent elles-mêmes leurs propres maisons et divers types de bâtiments. Et je ne donne ici que quelques exemples. Pour moi, vivre au-delà du développement, c'est cela. Ce n'est pas revenir à l'âge de pierre. C'est dire non, juste pour survivre, ou au nom d'idéaux ancien, à une course tragique, qui détruit la Terre Mère, qui déchire le tissu social et condamne des millions de personnes à la faim, à la misère et au dénuement... même dans des sociétés prospères comme les Etats-Unis. »
Son compère Gustavo Esteva en se remémorant d’une discussion avec lui synthétise la pensée de l’au-delà du développement :
« Gustavo, si tu devais choisir un mot pour expliquer l'au-delà du développement, tu dirais quoi? » Je répondis immédiatement : “l'hospitalité”. Le développement est radicalement inhospitalier : il impose une définition universelle de la vie bonne et en exclut d'autres. Nous devons accueillir avec hospitalité les innombrables façons de penser, d'être, de vivre et d'expérimenter le monde présentes dans la réalité.»
Quelles pistes pour réinventer/dépasser le développement ?
Quels chemins s’offrent donc aux pays pour atteindre la vie bonne ?
Une analyse à partir de donut de Kate Raworth nous permet de dessiner quelques pistes tout en retraçant les effets du développement. Pour rappel le donut de Kate Raworth dessine les contours d’une société viable et désirable selon deux critères : ne pas dépasser les limites planétaires et atteindre un certain nombre d’acquis sociaux.
Sur les graphiques ci-dessous, chaque pays est représenté par un rond (plus ou moins grand selon la population) et est placé en fonction du nombre de limites planétaires dépassées (en abscisse) et du nombre d’acquis sociaux atteints (en ordonnée). La tendance entre 1995 et 2015 est symbolisée par la flèche rouge. Elle témoigne du mode de développement suivi par la plupart des pays : l’atteinte de paliers sociaux se fait en dépassant des limites planétaires.
(Pour jouer avec les graphiques : https://goodlife.leeds.ac.uk/national-trends/pathways/)
Un graphique utilisant l'empreinte écologique et l’IDH montre une tendance similaire.
Afin d’avoir une forme de développement réellement durable, les pays devraient atteindre le coin en haut à gauche pour le premier graphique et celui en bas à droite pour le second, c'est-à-dire acquérir ou maintenir des acquis sociaux tout en respectant les limites planétaires. Cette analyse rejoint les mots de Gustavo Esteva car elle laisse entrevoir des voies d’évolution différentes en fonction de la situation de chaque pays. Pour un pays comme la France il s’agit de préserver ses acquis sociaux tout en baissant drastiquement son empreinte écologique, pour un pays comme Madagascar, il s’agit d’atteindre plus de paliers sociaux sans dépasser les limites planétaires. Cette analyse à partir du Donut est encore critiquable car elle revient encore à calquer des standards de vie universels sur des réalités bien différentes, mais elle permet de synthétiser les différents points que nous avons abordé :
Le développement de l’occident, n’est pas soutenable
Il faut laisser exister des approches différentes afin que chaque peuple atteigne sa définition de la vie bonne
Mais pour laisser prospérer ces approches, il est impératif de stopper les échanges inégaux qui privent d’autonomie et d’abandonner l’idée de l’universalisme (nous détaillerons la semaine comment les penseurs décoloniaux opposent à cette universalisme eurocentré, le concept de pluriversité).
Il faut dire un seul « non au développement » et rester ouverts à beaucoup de « oui »
Arturo Escobar
Conclusion
Vous l’aurez peut-être compris en lisant les paragraphes précédents. Nos modes de vie reposent sur des échanges inégaux qui contraignent les pays du Sud Global à une nouvelle forme de colonisation. Mais nous voudrions aussi souligner la colonisation mentale qui va de pair et qui a rendu beaucoup de concepts (développement, croissance, modernité, technique, universalité etc) familiers et naturels.
A cela, nous ne pouvons que réitérer l’invitation de Serge Latouche à “décoloniser nos imaginaires”, pour prendre du recul et envisager d’autres possibles.
Mais soyons lucides, une analyse introspective faite par quelques-uns n’entérinera pas les échanges inégaux, la compétition entre états pour la puissance et la prédation capitaliste. Ces obstacles de taille (insurmontables diront certains) nous obligent donc à un critique radicale et lucide. Il est nécessaire de rentrer dans un rapport de force avec les capitalistes et de bâtir dès que possible les alternatives qui sortent des logiques coloniales délétères et réinventent des manières de vivre ensemble qui ne se basent pas sur la prédation et l’exploitation d’une grande partie du monde.
En Occident c’est ce que propose la Décroissance, en Amérique Latine c’est ce que propose le “Buen Vivir” que nous aurons le plaisir de détailler la semaine prochaine.
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Portez vous bien et à très vite,
Jean et Lunaï
DÉFINIR LE DÉVELOPPEMENT: HISTORIQUE ET DIMENSIONS D'UN CONCEPT PLURIVOQUE, Jean Ronald Legouté, 2001
Arturo Escobar, Encountering Development: The Making and Unmaking of the Third World, 1995
https://www.liberation.fr/environnement/pollution/lue-interdit-en-partie-ses-exportations-de-dechets-vers-les-pays-pauvres-20231117_BO6OMRHTJNGKFF3Q744NJX6KDI/
https://www.institut.veolia.org/sites/g/files/dvc2551/files/document/2021/11/26 Les transferts de déchets.pdf
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378022001170
https://www.developpementdurable.be/fr/politique-internationale/ocde/strategie-de-croissance-verte
https://fr.wikipedia.org/wiki/Rupture_de_barrages_de_Bento_Rodrigues
https://journal-labreche.fr/pollution-mines-quillaga