Après plusieurs articles relativement généraux et conceptuels, nous vous proposons à partir de cette semaine, une série d’articles plus concrets qui retracent les premières étapes de notre voyage à la voile de la France aux Amériques. Pour chaque pays traversé, nous écrirons un article sur une ressource, une situation géographique, un scandale environnemental…afin de vous présenter des contextes géopolitique/écologiques/sociologiques ainsi que des luttes de terrains.
Pour le premier article de cette série, nous partons pour le Maroc, dont nous avons longé les côtes il y a 5 mois et qui abrite les plus grandes réserves connues d’une des ressources les plus convoitées et le plus stratégiques au niveau mondial : le phosphate.
Derrière ce composé que l’on trouve dans les roches sédimentaires, se cache un enjeu agricole mondial, un élément essentiel à la vie, une limite planétaire et bien d’autres choses, parfois surprenantes, que nous vous invitons à découvrir.
I. Le phosphore, un élément chimique essentiel à la vie
Chez les humains (et les animaux)
Sans phosphore vous ne fonctionneriez pas : division cellulaire, transmission nerveuse, métabolisme, réplication de l’ADN… le phosphore est nécessaire à la formation de l’ATP (adénosine triphosphate), la molécule énergétique essentielle à toutes les cellules vivantes. Le phosphore contribue également à réguler le pH, les réactions enzymatiques. C’est aussi un composant clé de l’ADN, de l’ARN, de la membrane cellulaire, des os, des dents… bref sans lui c’est la mort ou du moins une fatigue intense, une déminéralisation, des troubles cardiaques et neurologiques en cas de carence.
Dans le règne végétal
Chez les végétaux, le phosphore est l’un des trois macroéléments essentiels à la vie, avec l’azote et le potassium. C’est pourquoi, on parle souvent d'engrais NPK, agrégation des symboles chimiques de ces trois atomes. Il est absorbé par les racines sous forme d’ions phosphates (H2PO4⁻ ou HPO4²⁻) et favorise l’enracinement, la floraison, la résistance au stress.
Problème, le phosphate est peu disponible à l’état naturel dans les sols car il forme des composés insolubles avec le fer, l’aluminium ou le calcium. Ainsi, la plupart des plantes associent leurs racines à des champignons pour former des associations symbiotiques : les mycorhizes. Celles-ci permettent d’étendre le réseau racinaire et de capter les ions phosphates issus de la solubilisation du phosphate minéral par des micro-organismes.
Cependant, l’usage massif d’herbicides et de fongicides depuis la “révolution verte” a grandement appauvrit la microbiologie des sols. C’est pourquoi l’agriculture industrielle requiert aujourd’hui un apport conséquent d’engrais phosphatés pour “remplacer” les champignons et les bactéries. Cette dépendance aux engrais phosphatés constitue un rouage essentiel de nos sociétés, une opportunité stratégique pour les pays détenteurs de réserves, et une grande vulnérabilité pour ceux qui n’en possèdent pas.
II. Le phosphate : une ressource convoitée et limitée
Un peu d’histoire
Avant que les roches phosphatées ne deviennent l’origine principale des phosphates industriels, c’est le guano (des fientes d’oiseaux marins) qui a été la première source naturelle de phosphore.
Utilisée pour l’agriculture depuis plusieurs siècles par les populations autochtones d’Amérique du Sud, il devient au XIXe siècle, une ressource prisée en Europe et aux Etats-Unis afin d’augmenter les rendements agricoles. Les îles riches en guano, notamment au large des côtes péruviennes, étaient des ressources très stratégiques qui firent la richesse du Pérou et de certains commerçants européens, à l’instar du français Auguste Dreyfus, qui devient un des hommes les plus riches du monde en étant à la tête d’une multinationale d’export de guano.
Il faut imaginer que pendant quelques décennies, des centaines de bateaux transportaient des centaines de milliers de tonnes de crottes d’oiseaux annuellement du Pérou à l’Europe en passant par le Cap Horn1
Dans cette même zone, au carrefour du Chili, du Pérou et de la Bolivie l’on découvrit du salpêtre, à partir duquel il était possible d’extraire des engrais azotés et des explosifs. En raison de ces deux ressources précieuses, cette région devint le théâtre de conflits armés majeurs :
La Guerre du Guano (1865-1866), opposant l’Espagne à une coalition Pérou-Chili pour le contrôle des îles Chincha, où se trouvaient les plus importants gisements de guano.
La Guerre du Pacifique (1879-1883) opposant le Chili, à la coalition Pérou/Bolivie, qui vit le premier conquérir une grande partie du désert d’Atacama privant au passage la Bolivie de son accès à la mer.
La Première guerre mondiale, qui vit des batailles entre britanniques et allemands pour le contrôle des approvisionnements en salpêtre pour fabriquer des explosifs.
Réserves mondiales et géopolitique marocaine
Du guano, dont les réserves ont été épuisées, aux roches phosphatés d’aujourd’hui, l’enjeu géopolitique pour le phosphore reste similaire, mais avec des acteurs différents.
Les principaux producteurs de phosphates en 2022 sont la Chine (85 millions de tonnes), le Maroc (40 millions de tonnes), les Etats-Unis (21 millions de tonnes), la Russie (13 millions de tonnes) et la Jordanie (10 millions de tonnes), ils concentrent à eux cinq, 3/4 de la production. Cependant, 70% des 72 milliards de tonnes de réserves confirmées se trouvent au Maroc et au Sahara Occidental. Le Maroc, via l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), est le premier exportateur mondial, ce qui fait du royaume un pays particulièrement stratégique2.
La France est, en Europe, le premier consommateur d’engrais phosphaté avec 179 000 tonnes consommés en 20223 et selon une rapport sénatorial de la même année, “la France dépend en quasi-intégralité d'importations de pays tiers, originaires à 86 % d'Afrique (Maroc, Tunisie, Égypte) et du Proche-Orient”4. Les approvisionnements en engrais phosphatés sont donc une question de souveraineté et de diplomatie majeure, notamment avec les pays du Maghreb.
C'est dans ce contexte, que la France a reconnu en mars 2024, la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental une ancienne colonie espagnol, contrôlée à 80% par Rabat et disputée entre le Maroc et la République Arabe Sahraouie Démocratique qui est soutenue par l’Algérie. Ce recentrage diplomatique vers le Maroc, laisse entrevoir comment le royaume utilise ses ressources comme outil diplomatique en vu de régler la question du Sahara Occidental.
“Le Maroc a ainsi rappelé une cargaison de 50.000 tonnes d'engrais destinée au Pérou, après que ce pays a rétabli ses relations avec la République arabe sahraouie démocratique. […] “Le Maroc a lancé depuis quelques années des projets de coopération économique avec plusieurs pays africains, notamment ceux qui lui étaient hostiles sur le dossier du Sahara”, dit le commentateur politique Naoufal Bouamri.”5
Limites physiques et risques de rupture dans l’approvisionnement
En 2008, une flambée des prix avec une hausse de 800 % en quelques mois, avait révélé des failles dans la stabilité de l’approvisionnement en engrais ; créant notamment des protestations violentes en Inde. Mais le plus inquiétant, reste le pic mondial de production de phosphate annoncé par les spécialistes pour la décennie 2030. Comme le guano, le phosphate est une ressource non renouvelable à l’échelle humaine, et subira un déclin inévitable, après le pic.6
Passé cette date, l’approvisionnement sera toujours possible mais contraint, et probablement sujet à de graves conflits géopolitiques. Les pays n’ayant pas changé de méthodes agronomiques, ou ne pouvant pas assurer un approvisionnement suffisant, seront sujet à des crises alimentaires.
Malheureusement, ce n’est pas l’unique problème, en effet le pic pétrolier est vraisemblablement passé depuis 201878, ce qui implique que la logistique mondiale alimentée au pétrole va se dégrader de plus en plus dans les prochaines années.
III. Une question de santé
Contamination au cadmium en France
Cela fait l’actu en France dernièrement : les français sont fortement contaminés au cadmium, un cancérogène avéré, responsable d’atteintes rénales, osseuses et cardiovasculaires.
Les médecins sont inquiets et alertent, comme le rapporte un récent article de Reporterre9 :
“L’Union régionale des professionnels de santé ont envoyé une lettre au gouvernement le 2 juin, pour alerter sur ce qu’ils estiment être une « bombe sanitaire » : « Une explosion de la contamination des jeunes enfants existe bel et bien, en rapport avec leur alimentation, en particulier les céréales, pains et dérivés et les pommes de terre et apparentés »
[…]
Selon les données de Santé publique France, l’imprégnation moyenne des Français adultes a quasiment doublé entre 2006 et 2016, passant de 0,29 microgramme par gramme (µg/g) à 0,57 µg/g. Pour les enfants, le taux moyen est de 0,28 µg/g, ce qui est quatre fois plus élevé qu’en Allemagne et quinze fois plus qu’au Danemark.”
En France, l’ANSES avait alerté dès 2019 sur des niveaux préoccupants de cadmium dans certains aliments10 et avait proposé dans son rapport une diminution des taux maximum autorisé de 60 mg/kg à 20 mg/kg. Cette proposition n’a pas été traduite dans le droit français.
Cette contamination au cadmium n’est pas anodine, et vous l’aurez compris est dues à la présence de métaux lourds (cadmium, uranium, plomb) dans la roche phosphatée (notamment marocaine) servant aux engrais français.
Cycle du Phosphore et écosystèmes
Mais ce n’est pas notre unique problème. En effet, les chercheurs du Stockholm Resilience Center ont fait du cycle du phosphore une des neuf limites planétaires (avec le cylce de l’azote) et celle-ci est une des six dont les seuils ont été franchis, comme l’indique ces deux indicateurs:
A l’échelle mondiale : la quantité de phosphore émis par les systèmes d'eau douce vers les océans, en Mt par an. La limite est placé à 11Mt et nous en sommes à 22Mt.
A l’échelle continentale : la quantité de phosphore dans les engrais épandus sur les sols agricoles, en Mt par an. La limite est placé à 6,2Mt et nous en sommes à 14,2 Mt.
Le rejet massif de phosphore dans l’environnement, perturbe son cycle, or celui-ci est d’une importance vitale pour la viabilité des écosystèmes, donc pour des humains.
“L'utilisation d'engrais minéraux issus de roches phosphatées peut entraîner un surplus de phosphore dans les eaux douces. L'excès de phosphore contribue également au phénomène d'eutrophisation, qui conduit à une dégradation de la qualité de l'eau, à une accumulation de phosphore dans les sédiments et à une perte de biodiversité. De surcroît, le phosphore rejeté des systèmes d'eau douce dans les océans peut entraîner à très long terme une diminution de la quantité d'oxygène dissous (anoxie des océans). L'enjeu est d'éviter la généralisation d'un tel phénomène risquant de provoquer un événement anoxique océanique, susceptible de menacer une grande part de la vie océanique.”
La France face aux neuf limites planétaires - Octobre 2023 - Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires.
Le phosphore issu des engrais et du lisier, ainsi que l’azote épandus dans les sols agricoles sont lessivés par les pluies et rejoignent les milieux aquatiques. Cela entraîne une eutrophisation, c’est à dire une accumulation de nutriments dans le milieu. Les algues se nourrissent alors de ces nutriments pour se développer. Ces algues finissent par mourir, en particulier lorsqu’elles manquent de lumière ou d’espace. Or, leur décomposition est assurée par des bactéries aérobies, qui utilisent de grandes quantités de dioxygène pour transformer la matière organique. Ce phénomène provoque une forte baisse de l’oxygène dissous dans le milieu aquatique, ce qui peut entraîner l’asphyxie des poissons et d’autres organismes vivants.
On regroupe par le terme “zones mortes” (en rouge sur la carte) ces zones déficitaires en oxygène où la vie marine devient très difficile si ce n’est impossible.
En France, on constate une baisse depuis 2000 dans les flux de phosphore arrivant en mer. Comme l’atteste le graphique ci-dessous, les rejets de phosphore ont diminué grâce à son interdiction dans les lessives et grâce à l’amélioration du traitement des eaux. 11
Cette amélioration a permis à la France, de revenir en dessous du seuil du deuxième critère de la limite planétaire du cycle du phosphore. Mais cette analyse est à juger avec précaution car elle ne rend pas compte des rejets internationaux dus à la consommation française.
D’autant que pour l’azote nous sommes encore au dessus du seuil.
Et cela se constate dans les marées d’algues vertes en Bretagne.
IV. Plusieurs levier pour la santé et la sécurité alimentaire
Toutes les informations mentionnées dans les parties précédentes, appellent à un revirement urgent. Pour des raisons géologiques, stratégiques, de souveraineté, de santé, il est impératif de changer nos pratiques (notamment agricoles) afin de stabiliser le cycle du phosphore et de s’émanciper des importations d’engrais phosphatés. Pour ce faire quatre grands axes sont souvent mentionnés :
Basculer vers l’agroécologie : C’est à dire mettre en place de nouvelles pratiques agricoles qui ne cherchent plus à cultiver les plantes mais à “cultiver le sol”. Un sol en bonne santé, c’est moins d’érosion, moins de besoins d’intrants et notamment d’engrais phosphatés. C’est aussi une meilleure infiltration et rétention de l’eau. Et cela implique un arrêt progressif de l’usage des pesticides ce qui n’aura que des bénéfices sur la biodiversité et la santé humaine.
Réduire de la consommation de viande et de produits laitiers : Pour réduire les surfaces cultivées et aussi réduire les émissions de méthane, préserver la biodiversité et améliorer notre alimentation. A là place nous pourrions massifier les cultures de légumineuse, qui ont le bon dos de fixer l’azote de l’air dans le sol et donc de limiter notre dépendance au gaz fossile qui sert à fabriquer les engrais azotés.
Reboucler le cycle des nutriments : Le phosphore n’est pas renouvelable, ni remplaçable, il est donc vital de reboucler le cycle des nutriments pour ne pas le perdre dans les océans. Cela implique de revoir en profondeur nos habitudes : plus de pipi/popo dans l’eau ci cela est possible (#toilettessèches), séparation des eaux grises (douches, vaisselles) et des eaux-vannes (contenant les fèces et l’urine) et création de centre de valorisation et de compostage des fèces et des urines.
Réglementer l’usage du phosphore : Agents de rétention de l’eau dans la viande, agent levant en pâtisserie, produits ménagers, lessives, exhausteur de goût…20% du phosphore est ainsi dilapidé dans des produits du quotidien. Il est crucial de réglementer et de repenser ces usages.
Comme le rappelle Arthur Keller, dans une note sur le sujet, toutes ces mesures ont d’énormes co-bénéfices sur la santé, le climat, la biodiversité, les cycles de l’eau, la création d’emplois non délocalisables, la souveraineté, la sécurité alimentaire. Cette transformation demande du temps, que nous n’avons (presque) plus, il est donc urgent de poursuivre les recherches en cours, de lancer des expérimentations et d’influencer les pouvoirs publics pour que cela devienne une priorité.
La sécurité et la résilience des systèmes alimentaires faces aux multiples pressions (dérèglement climatique, pic pétrolier, pic du phosphate, etc) sont des questions de vie ou de mort. Les pouvoirs publics semblent être du côté de la mort et du profit, comme le confirme l’infâme loi Duplomb. A nous de nous battre pour notre santé et pour la vie.
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La semaine prochaine nous vous emmenons aux Canaries et au Cap-Vert, deux archipels sur lesquels nous nous appuierons pour aborder les questions d’eau, d’agriculture, de tourisme et d’énergie notamment dans une perspective insulaire.
D’ici là, portez vous bien
Jean et Lunaï
https://weebitsofhistory.wordpress.com/2021/12/29/part-20-1889-peru-for-550-tons-of-bird-dung/
USGS Mineral Commodity Summaries (2023)
https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Agri-environmental_indicator_-_mineral_fertiliser_consumption#Analysis_at_country_level
https://www.senat.fr/rap/r21-755/r21-7556.html
https://www.lepoint.fr/monde/au-maroc-les-phosphates-au-service-de-la-diplomatie-04-12-2022-2500356_24.php
https://www.calameo.com/read/0050267377996b4c1fdaa
https://www.annales.org/re/2023/re111/2023-07-02.pdf
https://ourfiniteworld.com/2024/09/11/crude-oil-extraction-may-be-well-past-peak/
https://reporterre.net/Pates-pain-Le-cadmium-cancerogene-certain-est-partout-en-France
Le Monde, février 2025, "Trop de cadmium dans nos assiettes ?"
Ibid
Vraiment interessant et instructif
On aimerait lire ce genre d’article dans la presse…