8. Mouvement décolonial : une critique du développement
Décoloniser l’écologie : du post-développement au plurivers
Depuis la seconde moitié du XXe siècle, le développement s’est imposé comme un horizon universel, une trajectoire censée mener tous les peuples vers le progrès, la croissance et la modernité. Pourtant, de nombreuses voix critiques – notamment issues des Suds – ont dénoncé ce modèle comme un prolongement du colonialisme sous une autre forme.
« Le développement a œuvré en créant des anormalités (les pauvres, les sous-alimentés, les analphabètes, les femmes enceintes, les sans-terre), anormalités qu’il essayait ensuite de corriger. En cherchant à éliminer tous les problèmes de la surface de la terre, du tiers monde, ce qu’il a concrètement fait, c’est de les multiplier à l’infini. En se matérialisant dans un ensemble de pratiques, d’institutions et de structures, il a eu un profond impact sur le tiers monde : les relations sociales, les manières de penser, les visions de l’avenir ont été durablement marquées par cet opérateur omniprésent. Dans une large mesure, le tiers monde en est venu à être ce qu’il est à cause du développement »
Arturo Escobar, « Imaginando un futuro : pensamiento crítico, desarrollo y movimientos sociales », 1991
Voir l’article de la semaine dernière :
7. Le développement, un concept familier à déconstruire
L’autre jour je discutais avec un oncle chilien d’écologie et il reprochait aux arguments que je lui avançais d’aller à l'encontre de l’intérêt d’un “pays qui avait encore besoin de se développer”.
La décennie de 1980, est souvent appelée “la décennie perdue pour le développement” car elle fut marquée par des processus d'ajustement qui signifiaient l’abandon des doctrines qui avaient été suivies jusque là.
En 1985, le mouvement post-développementaliste a mis en lumière l’ethnocentrisme de l’idéologie véhiculée par le développement, remettant en cause l’idée de norme universelle et affirmant que l’occidentalisation est une arme culturelle, servant la domination des pays riches.
« Si l'occidentalisation du monde est en train d'échouer, ce n'est pas parce que les émetteurs d'informations ne sont pas assez puissants, mais plus simplement parce que d'une part, "la base de la culture", l'économie, ne suit pas et que d'autre part, "le système sociétal" qui porte le projet est en voie de décomposition. Le développement n'est pas un modèle généralisable ; il s'agit bien plutôt d'un instrument de domination du monde dont la dynamique complexe accroît toujours, ou recrée, des déchirures dans l'infrastructure»
Serge Latouche, 1989
Aujourd’hui, la pensée décoloniale prolonge et radicalise cette critique. Elle ne se contente pas de déconstruire seulement le développement ; elle propose de décentrer les savoirs, les épistémologies et les pratiques, pour faire place à des mondes pluriels.
Dans ce contexte, l’écologie, souvent pensée depuis l’Occident, doit aussi être interrogée : que signifie “sauver la planète” si l’on ne remet pas en question les rapports de pouvoir hérités de la colonialité ?
De plus “la crise planétaire actuelle a pris une dimension civilisationnelle. Jamais auparavant autant d'aspects cruciaux de la vie n'avaient échoué simultanément, et jamais auparavant les attentes à l'égard de l'avenir n'avaient été aussi incertaines.”1
« Ce n'est pas l'humanité qui est confrontée à une grave crise écologique, c'est le système terre qui est confronté à une crise humaine »
Arthur Keller
Cet article propose d’articuler critique du développement et pensée décoloniale, pour esquisser les contours d’une écologie qui reconnait la nécessité de la pluriversité, ancrée dans les savoirs et les luttes des peuples qui résistent à l’ogre capitaliste-impérialiste, notamment dans le Sud global.
I. Le post-développement : critique d’un imaginaire colonial et remise en cause du paradigme moderne
Depuis 1945, sous l’impulsion de l’administration Truman, des institutions financières internationales comme la Banque mondiale ou le FMI, des agences de coopération, des organisations non gouvernementales (ONG), ou encore des fondations, des universités, des organisations locales et d’un consensus technocratique croissant, le développement est devenu un mot d’ordre mondial. Mais derrière ce qui semble être une dynamique neutre de croissance économique et de réduction de la pauvreté, se cache un récit colonial. Le monde est divisé entre pays “industrialisés” et pays “sous-développés”, comme si l’histoire des peuples devait suivre une trajectoire linéaire unique, menant tous vers le même horizon : celui de la modernité occidentale, capitaliste, urbaine et industrielle.
« D’après Enrique Dussel, la modernité est un système dans lequel la société européenne, s’appuyant sur l’idée de progrès, de développement et du « mythe de la civilisation » est promue au rang de modèle, à vocation universelle »
Grégoire Quelain
Le mythe du progrès a marqué la modernité occidentale. Nous l’évoquons dans l’article 4 et 5 mais revenons-y.
« Pas seulement des progrès hasardeux ou des progrès dépendant de la bonne volonté des hommes, mais des progrès illimités et éternels - le progrès comme quelque chose de naturel et nécessaire. C’est une nouvelle conception à l’intérieur de l’histoire des idées. Je lui donne le nom de “mythe moderne du progrès” »
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès
Dans ce mythe , l’histoire du “progrès” se confond avec celle de l’humanité depuis l’avènement de la modernité et la révolution industrielle.
A l’origine de cette notion de progrès se trouve le positivisme et la loi des trois états formulée par Comte.
« l’humanité s’explique d’abord le monde de manière fictive par la religion, puis de manière abstraite par la métaphysique, et enfin de manière réelle par la science »
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1830-1842
Pour Henri Saint-Simon, le progrès dans l’histoire est « une loi dérivée de l’organisation humaine ».
La critique se poursuivra au XXe siècle2. En 1936, le sociologue Georges Friedmann s’interroge sur La Crise du progrès, puis Raymond Aron publie, en 1969, Les désillusion du progrès, et en 1987, le philosophe Georges Canguilhem consacre un article à « la décadence de l’idée de progrès ».
Aujourd’hui, le Progrès ne relève paradoxalement plus de l’évidence, alors qu’explose les innovations technologiques.
« Paradoxalement, une ère qui prétendait au bonheur de l’humanité reposant sur les triomphes écrasants d’un progrès matériel fondé sur la science et la technique se termine sur leur rejet par une grande partie de l’opinion publique et les personnes se prétendant des penseurs en Occident »
Eric J. Hobsbawn, L’âge des extrêmes.
Le XXIe siècle s’ouvre alors, non pas sur une célébration du progrès, mais sur ses désillusions dans un climat de crise, voire de catastrophes annoncées qu’elles soient écologique, social, sanitaire, sécuritaire.
Finalement, ce récit efface la pluralité des histoires, des cosmologies et des temporalités. Il enferme les sociétés non occidentales dans une position d’arriération supposée, en les situant en bas de l’échelle du progrès. Il justifie ainsi l’ingérence, l’aide, la tutelle, au nom d’un avenir que l’Occident prétend incarner par avance.
Des réactions s’entendent depuis les pays sud-américain, notamment en Colombie avec la Chanson de Juan Vasquez (2017), originaire de Caqueta, que nous citons dans l’article 5.
« Cette chansons parle de la valeur du lieu (le terroir ou le territoire) pour les gens, et du fait qu’il faut le défendre, comme le font bien des gens dans de nombreuses régions du monde. En Colombie, l’essor des assemblées de consultations populaire est l’expression politique la plus clair de cet attachement au lieu, que le développement et le progrès détruisent »
Arturo Escobar, Un autre possible est possible
Parallèlement à ces critiques sur la notion de progrès, des critiques de son alter-ego, le discours du développement, apparaissent dès les années 1960. Son caractère ethnocentriste est dénoncé et les catégories sur lesquelles il reposait sont remises en question. Comme expliqué la semaine dernière, la “théorie de la dépendance” était la première critique de cette vision.
« L’économie coloniale s’est complètement structurée en fonction des besoins des métropoles impériales et la production pour le marché mondial est sa caractéristique fondamentale. En ce sens, le capitalisme colonial inaugure et configure la longue histoire de dépendance des pays latino-américains »
Lissel Quiroz et Philippe Colin, Pensées décoloniales, 2023
La théorie de la dépendance est élaborée dans les universités et les centres de recherche étatsuniens au cours des années 1950 et 1960 comme une réponse académique au fameux discours d’investiture du président Harry S. Truman en 1949. C’est avant tout une réfutation radicale de la théorie de la modernisation.
Cette théorie pourrait être mise au pluriel puisqu’un de ses versants est nettement marqué par le marxisme et par une visée révolutionnaire, quand une autre tendance s’inscrit plutôt dans une vision social-démocrate.
A la fin du XXe siècle, les deux sociologues Quijano (péruvien) et Wallerstein (états-unien), entament un dialogue notamment avec le néomarxisme étatsunien. Cette collaboration s’inscrit dans le débat sur la crise des paradigmes de la modernité scientifique et sur la place des épistémologies non occidentales dans le renouvellement de la pensée sociale au niveau mondial. Il permettra à Quijano d’opérer un changement d’échelle temporelle et spatiale. Alors que ses travaux s’étaient, jusqu’à la fin des années 1970, focalisés sur le Pérou et l’Amérique latine, ils prennent une dimension explicitement globale à partir du début des années 1990, tout en mobilisant une perspective multidimensionnelle, ouverte aux formes culturelles de domination systémique. En parallèle Wallerstein forge la notion de système-monde, une théorie marxiste des relations internationales dans la continuité de la théorie de la dépendance.
Dans le même courant de pensée et contre la vision du développement se dresse, dès les années 1980, le courant post-développementaliste, avec des auteurs et autrices comme Arturo Escobar, Gustavo Esteva, Majid Rahnema, Wolfgang Sachs, James Ferguson, Serge Latouche et Gilbert Rist. Il remet en question l’ethnocentrisme du concept de développement et son échec pratique. Les auteur.ice.s remarquent que les modèles de développement sont souvent universalistes alors que le schéma occidental ne peut pas être répété, les ressources de la planète étant limitées. D’autre part, ils soulèvent le fait que ces modèles sont pensés par des personnes qui ne connaissent pas les contextes locaux, culturels et historiques des pays dans lesquels ils sont appliqués et qui ne jugent pas nécessaire de les connaître parce qu’ils les méprisent.
Pour les critiques du développement, sa pratique est d’abord une dynamique de domination. Ainsi leur critique ne porte pas seulement sur les échecs économiques du développement, mais aussi sur sa violence symbolique.
Le développement est alors décrit comme un régime de vérité : une forme de pouvoir qui s’exerce par le langage, les institutions, l’expertise, en imposant ce qu’il est légitime de vouloir, de penser et d’espérer. Il délégitime les modes de vie autres, efface les cosmologies non occidentales, et transforme les besoins locaux en manques à combler par l’intervention extérieure.
Pour Arturo Escobar, le développement fonctionne comme une forme de colonisation continue : les institutions du Nord définissent les problèmes et les solutions pour les pays du Sud, au lieu de laisser émerger des trajectoires autonomes, situées et diverses.
Cette critique se prolonge dans le champ écologique. Le développement se poursuit dans le “développement durable” et il transparait dans ce qu’on appelle “croissance verte”. On assiste alors à une transition écologique pilotée par le marché, la technologie, les grandes organisations internationales, qui reproduit les mêmes rapports de domination. Loin de remettre en question les fondements du modèle industriel et capitaliste, cette écologie dominante promeut des solutions globales et technocratiques, souvent imposées depuis le Nord : taxation carbone, compensation, infrastructures « vertes ». (Voir article précédent)
Face à cela, l’écologie post-développementale propose un autre regard : un enracinement territorial, culturel et politique, qui valorise les savoirs locaux, les formes de subsistance communautaire, les économies relationnelles. Elle ouvre la voie à une critique plus profonde de la modernité occidentale, préparant le terrain à la pensée décoloniale, qui ne se contente plus de critiquer le développement, mais remet en cause l’ensemble de l’édifice colonial de la pensée.
« Le post-développement affirme la nécessité de multiplier les centres et les agents de production de connaissances, dans le but de rendre visibles les formes de connaissances produites par ceux qui sont habituellement les « objets » du développement, et de les transformer en sujets et en agents.
Deux manières particulièrement efficaces permettent d’y parvenir : premièrement, en se focalisant sur les adaptations, les subversions et les résistances que les populations locales opposent aux interventions de développement ; deuxièmement, en mettant en évidence les stratégies alternatives produites par les mouvements sociaux lorsqu’ils rencontrent des projets de développement »
Arturo ESCOBAR, « El postdesarrollo como concepto y práctica social », 2005
Dans un autre contexte, aux Etats-Unis, à partir d’une articulation originale des pensées de Michel Foucault, d’Antonio Gramsci et de Frantz Fanon, Edward Saïd analyse l’orientalisme – compris comme le système des savoirs sur l’Orient – non pas comme une simple idéologie mais comme un ensemble de pratiques et des discours qui façonnent le monde. Pour le penseur palestinien, l’orientalisme, à travers ses modalités érudites ou esthétiques, n’a pas seulement produit un savoir sur l’Orient mais il a contribué à fabriquer l’objet même qu’il prétend décrire. L’Orient oriental est par conséquent essentiellement une construction de l’Occident. Dans ce processus de constitution conjointe du savoir et de l’objet du savoir, l’Orient a été confectionné comme l’Autre de l’Occident, c’est-à-dire comme une entité essentiellement non occidentale. Mais ce n’est pas qu’un discours sur les colonisés, c’est aussi un discours qui se reproduit et prolifère au sein même des colonisés, qui apprennent à se percevoir à partir des catégories instrumentales de la domination coloniale.
Finalement au début des années 1990, on ne doit pas sous-estimer l’essor des mouvements autochtones et afro-américains dans le renouveau de la réflexion sociale et politique latino-américaine. Ces peuples, malgré les politiques d’assimilations forcées et d’exclusions, “ont conservé une capacité d’initiative et une autonomie symbolique leur permettant d’articuler une remise en cause radicale des savoirs hégémonique.”3
1992 marquent pour beaucoup d’intellectuels critiques, confrontés à l’échec du communisme historique, le début d’une nouvelle époque : l’opposition massive des peuples autochtones aux commémorations du 5ème centenaire de la ”découverte”. La publication du livre 1492. L’occultation de l’Autre, écrit par Dussel l’année de cette commémoration est “un texte capital dont il n’est pas exagéré de dire qu’il inaugure le champ des études décoloniales en Amérique latine”.4
II. La pensée décoloniale : au-delà du post-développement
Qu’est-ce que la colonialité ?
La pensée décoloniale introduit une distinction essentielle entre colonialisme et colonialité. Le colonialisme est un phénomène historique ; la colonialité est la structure de pouvoir, de savoir et d’être qui survit au colonialisme formel. C’est cette structure qui continue d’organiser le monde, en plaçant l’Occident au centre de la pensée, de l’économie et de la culture.
« La colonialité n’est pas le colonialisme. Le second terme peut être défini comme le mouvement historique de prises de terre qui a débouché sur la constitution des empires européens modernes. La colonialité désigne en revanche les rapports coloniaux de domination qui émergent avec la conquête de l’Amérique et s’établissent progressivement à l’échelle du globe, imposant au passage une hiérarchie planétaire des peuples, en fonction de critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques, esthétiques »
Lissell Quiroz, Philippe Colin, Pensées décoloniales : Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, 2023
Le colonialisme est défini alors comme un régime économico-politico-juridique au sein duquel la souveraineté d’individus est appropriée et dominée par d’autres. Le plus souvent c’est une nation qui est contrôlée et violemment conquise, colonisée, par une autre.
Malgré les processus de décolonisation, il reste les multiples relations raciales, ethniques, de genre, épistémiques et économiques qui fondent l’asymétrie Nord/Sud. Il devient alors nécessaire de mettre en œuvre une deuxième décolonisation ou, plus exactement, une décolonialité.
« Si l’on conçoit le colonialisme comme un rapport politique, économique, sexuel, spirituel, épistémologique, pédagogique, linguistique de domination métropolitaine dans le système monde, et comme un rapport culturel/structurel de domination ethno-raciale, les mal nommées républiques indépendantes d’Amérique latine et des Caraïbes restent des territoires à décoloniser »
Ramón Grosfoguel, « Izquierdas e izquierdas otras : entre el proyecto de la izquierda eurocéntrica y el proyecto transmoderno de las nuevas izquierdas descoloniales »
L’approche décoloniale dégage alors de nouveaux points de vue, non seulement sur la temporalité mais aussi sur la nature des relations de pouvoir colonial. Pour les théoriciens décoloniaux, le colonialisme n’est que l’une des manifestations historiques d’un régime de colonialité, hétérogène et dynamique, qui se déploie sur la longue durée.
« La colonialité n’est pas le résidu ou la séquelle d’une tache originelle ; elle est une structure profonde, enracinée dans les institutions, les pratiques sociales, les schèmes collectifs de pensée, qui conditionne et légitime la répartition des ressources à toutes les échelles de la vie sociale. La colonialité, c’est, pour reprendre l’expression du philosophe marxiste équatorien Bolívar Echevarría, une « conquête ininterrompue » qui, depuis l’événement singulier de 1492, et selon des modalités variables, opère une appropriation violente du réel, produit sa propre réalité et lui impose, ce faisant, ses conditions de visibilité et d’intelligibilité »
Lissel Quiroz et Philippe Colin, Pensées décoloniales, 2023
Mignolo affirme alors, au début des années 2000, que l’intégration analytique du concept de colonialité implique de reformuler le système-monde moderne en système-monde moderne/colonial ou en termes de modernité/colonialité.
« En résumé, la modernité/colonialité constitue les deux faces de la même pièce. La colonialité est constitutive de la modernité : sans colonialité, il n’y a pas – il ne peut pas y avoir – de modernité »
Walter Mignolo, « La colonialidad : la cara oculta de la modernidad »
Pour Escobar, la colonialité – sous la forme du développement, du capital ou de la violence armée – produit toujours, là où elle se déploie, à la fois le rejet de certains des présupposés de la modernité (l’hégémonie du marché, l’individu, la rationalité, la démocratie libérale, les droits, la propriété, la nature, etc.) et l’expérimentation collective de nouvelles manières d’être au monde qui s’opposent aux cinq axes de la colonialité : la colonialité du pouvoir, du savoir, de l’être, du genre, et de la Nature.
La colonialité du pouvoir
La colonialité du pouvoir est donc le premier regard décolonial : elle a été introduite par Anibal Quijano en 1992.
La colonialité du pouvoir ou colonialidad del poder montre les liens entre la domination euro-centrée à l’origine de l’organisation capitaliste du travail mondial et l’imposition de l’idée de « races ». En d’autres termes, elle montre l’ « interrelation entre les formes modernes de l’exploitation et la domination » (Maldonado-Torres, 2007).
Quijano explique ainsi que l’idée de classification raciale et raciste se fonde aux débuts de l’Amérique coloniale avec la Controverse de Valladolid. Elle associe l’idée de différenciations biologiques à des capacités de développement différenciées et différentes identités sociales (notamment Européen / non-Européen) à différents degrés d’humanités. Les rapports de domination se fondent ainsi sur l’idée que certains êtres seraient sous-développés et primitifs quand d’autres seraient plus avancés sur l’échelle du développement, plus civilisés et donc nécessairement les dominants. Anibal Quijano décrit la persistance du racisme dans le monde contemporain et affirme ainsi que « l’idée de race est, sans doute, l’instrument de domination sociale le plus efficace inventé ces 500 dernières années ».
Pour défendre plus encore la légitimité de sa domination, l’Europe moderne a construit l’idée de différence entre le Sujet (la raison, l’esprit) d’une part et le Corps (objet et naturel) pour justifier la domination de certains sujets, les Européens et la figure de l’homme blanc hétérosexuel, en raison de capacités biologiques supérieures à d’autres sujets. La colonialité du pouvoir se traduit ainsi par une domination de la pensée et des stratégies eurocentrées, notamment le capitalisme.
De plus les états républicains fondés par les élites (criollas5 notamment) n’ont pas signifié une vraie rupture par rapport à la période de l’administration coloniale. La notion de colonialité du pouvoir l’explique très bien :
« La colonialité du pouvoir fondée sur l’idée de race doit être appréhendée comme un élément fondamental de la question nationale et de l’État-nation. Le problème réside dans le fait que, en Amérique latine, les groupes dominants épousèrent la perspective eurocentrique, ce qui les conduisit à greffer le modèle européen de formation de l’État-nation sur des structures de pouvoir organisées autour de relations coloniale »
Aníbal Quijano, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina »
La colonialité du savoir
« Pour la critique décoloniale, la colonialité du savoir est la dimension épistémique de la colonialité du pouvoir. En d’autres termes, elle désigne le processus par lequel la modernité a invisibilisé, infériorisé ou anéanti les connaissances qui ne proviennent pas du monde occidental »
Lissel Quiroz et Philippe Colin, Pensées décoloniales, 2023
La colonialité du savoir est directement lié à la colonialité du pouvoir. Introduit par Edgar Lander, le concept a été détaillé et approfondi par Santiago Castro-Gomez et Walter Mignolo.
Elle avance l’idée qu’il existe un privilège énonciatif eurocentré construit par le colonialisme et l’idée de modernité. Elle cherche donc à démontrer que la production des connaissances s’appuie toujours sur une logique de différenciation biologique pour délégitimer, invisibiliser et rendre inférieure tout connaissance non-occidentale.
Dès ses débuts la colonialité du savoir s’appuie sur une visée universaliste dès le XVIe siècle, mais celle-ci s’accentue avec l’avènement de la deuxième modernité. En effet, à partir de la conquête de l’Amérique, l’Europe s’érige au centre de la modernité, définie comme un espace de civilisation et de raison qu’elle entend imposer dans les colonies. Cependant, à l’époque dite moderne (XVIe -XVIIIe siècle), la légitimité du pouvoir culturel européen est de nature théologique. Les peuples européens justifient leur suprématie par la volonté divine et par la supériorité du christianisme sur les autres religions. La philosophie des Lumières sécularise cette vision et en impose une autre, fondée cette fois-ci sur l’universalité de la raison occidentale. L’inégalité n’a dorénavant plus pour fondement l’ordre divin, mais la science.
“pour préserver le privilège énonciatif des institutions, des hommes et des catégories de pensée de la Renaissance et des Lumières, le racisme moderne / colonial, autrement dit la logique de racialisation apparue au XVI siècle, a deux dimensions (ontologiques et épistémologiques) et un seul but : classer comme inferieure et extérieure ”
W. Mignolo, 2013
Face à la violence épistémique, c’est-à-dire à l’invisibilisation de savoirs, à la négation des formes de pensées et des connaissances jugées subalternes, Walter Mignolo appelle à la « désobéissance épistémologique ». Il invite à questionner l’énonciation, à question la production de la connaissance pour révéler que les différences concernant l’ « Autre » ne sont qu’une invention discursive et donc que les hiérarchies se fondent sur le discours (naturalisant et hiérarchisant les humains).
Plus encore, il invite à sortir du cadre hégémonique de production de connaissances occidentalo-centrées. Il ne s’agit pas de renverser le processus de domination en créant une autre domination épistémologique par exemple en utilisant exclusivement des sources latino-américaines mais bien de réfléchir depuis d’autres lieux, non plus universelle (selon une unité de pensée eurocentrée) mais pluriverselle (selon une multiplicité des regards mondiaux).
Cette désobéissance face au Savoir et à la science comme productrice de connaissance et instrument de domination nous renvoie à la notion d’insurrection des savoirs de Foucault que nous abordons dès l’article 2.
La colonialité de l’être
La notion de colonialité de l’être, initialement formulée par Mignolo, est le concept clé des travaux du philosophe d’origine portoricaine Nelson Maldonado-Torres.
La colonialité de l’être montre comment derrière la colonialité, c’est une négation entière de l’être humain pensé comme “Autre” (rappelez vous l’orientalisme de Saïd) et de sa compréhension qui est en jeu. Elle relève de deux processus : l’invisibilisation et la déshumanisation des personnes colonisées et racisées pensées, dans le système moderne/colonial dominant, comme inférieures (Maldonado-Torres, 2007).
La colonialité de l’être donne la priorité à l’expérience vécue par les êtres colonisés et à interroger l’impact de la colonisation et de la modernité sur le langage. Maldonado-Torres s’appuie notamment sur les idées philosophiques modernes pour montrer comment le cartésianisme (je pense donc je suis) contribue à la colonialité de l’être (les autres ne pensent pas donc les autres ne sont pas). Il développe ainsi la figure du « damné », un non-être, ou bien invisible ou bien excessivement visible, confronté chaque jour de sa vie « à la réalité de sa finitude », à la mort.
“la colonialité de l’Être fait référence à la violation du sens de l’altérité humaine au point que l’alter-ego devient un subalterne”
N. Maldonado-Torres, 2007
La colonialité de l’être met donc en lumière la construction binaire du monde par la pensée coloniale moderne : colonisateur/colonisé, Europe/non-Europe, peau claire/peau foncée ; homme/femme comme élément de justification de la négation de l’humanité et des droits de certains individus jugés subalternes. Le processus de la modernité/colonialité doit être appréhendé comme « la radicalisation et la naturalisation de cette non-éthique de la guerre »
Concrètement N. Maldonado-Torres invite à la « transmodernité », c’est-à-dire à penser de manière critique la modernité/colonialité et à partir de positions épistémiques différentes – incluant la reconnaissance des pensées et productions intellectuelles des êtres jugés subalterne et à rendre visible les mécanismes à l’origine de cette invisibilisation.
C’est Enrique Dussel qui propose le concept de « transmodernité » pour imaginer un dépassement de la modernité existante qui soit capable de faire cohabiter, sur un plan d’égalité et de contemporanéité, la modernité et son altérité niée.
Précisons, par soucis de visibilité, qu’il est vraisemblable qu’Enrique Dussel emprunte le terme « transmodernité » à la philosophe espagnole Rosa María Rodríguez Magda. Celle-ci l’emploie pour la première fois en 1989 dans l’ouvrage La Sonrisa de Saturno. Le concept développé par Rodríguez Magda, très éloigné de celui de Dussel, vise à rendre compte des changements culturels provoqués par l’accélération de la globalisation capitaliste. Pour la philosophe espagnole, de même que la postmodernité – déjà dépassée – était la logique culturelle de la société postindustrielle, la transmodernité est celle de la société globale.
La colonialité du genre
Le quatrième regard décolonial majeur est le concept de colonialité du genre que l’on doit à Maria Lugones (1944 - 2020), une chercheuse de l’université de Northampton, d’origine argentine. Elle a enrichi la définition du concept de colonialité du pouvoir forgée par son collègue Quijano, en le confrontant à sa propre réflexion sur le genre.
La colonialité du genre complète les apports précédents en liant les injustices liées aux constructions des idées de « race » à celles liées aux « genres ». La colonialité du genre insiste sur les inégalités de genre, l’exclusion des femmes du pouvoir et la négation des femmes racisées.
Dans les années 80, comme Gloria Anzaldúa, Lugones se rattache à la coalition des femmes de couleur (Women of color), qui remettent en cause l’hégémonie du féminisme blanc et bourgeois et comme d’autres féministes non blanches telles qu’Audre Lorde, Chela Sandoval, Mitsuye Yamada ou Elsa Brakley Brown, elle critique le fait que le féminisme blanc ait érigé la femme occidentale, blanche, urbaine et bourgeoise en femme universelle et qu’il ait développé un agenda politique tout entier soumis à ses propres intérêts, sans se soucier de ceux des autres femmes :
« La lutte des féministes blanches de la « seconde libération des femmes » des années 1970 devient une lutte contre les positions, les rôles, les stéréotypes, les traits et les désirs dérivés de la subordination des femmes blanches et bourgeoises. Mais celles-ci ne se sont pas préoccupées de l’oppression de genre que subissaient les autres. Elles ont conçu la « femme » comme un corps évidemment blanc sans la conscience explicite de la construction raciale du genre »
María Lugones, « Colonialidad y género », 2008
S’appuyant notamment sur les travaux menés par Oyéronké Oyewùmí et Paula Allen Gunn, Maria Lugones montre bien comment les femmes sont colonisées et ramenées à un statut de sexe biologique pour justifier leur domination et leur exclusion du pouvoir. Plus encore elle montre comment les femmes racisées subissent un processus d’animalisation et finalement à la négation même du statut d’être humain. Cela nous renvoie aussi à la notion d’intersectionnalité forgées dans la même décennie concomitamment – au tournant des années 1990 – mais depuis deux lieux d’énonciation différents, ce qui explique leur diffusion respective et les modalités différenciées de leur circulation dans les champs militants et académiques. L’intersectionnalité est une notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société. Le terme a été proposé par l'universitaire afroféministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw en 1989 pour visibiliser spécifiquement l'intersection entre le sexisme et le racisme subis par les femmes afro-américaines, pour en évaluer les conséquences en matière de pouvoir, et expliquer pourquoi ces femmes n'étaient pas prises en compte dans les discours féministes de l'époque.
« la réduction du genre au domaine privé, au contrôle sur le sexe, ses ressources et ses produits est une question d’idéologie, de production cognitive de la modernité qui comprenait la race comme genrée et le genre comme racisé (…). La race n’est pas plus mythique ni plus fictive que le genre : les deux sont de puissantes fictions »
Maria Lugones, 2019
Lugones insiste sur le caractère hétérosexualiste et patriarcal de la société capitaliste eurocentrée. De plus elle met en avant le paradigme sexuel binaire institutionnel ou pour le dire autrement le pouvoir qu’on les institutions pour assigner aux individus un genre particulier.
Plus encore, Lugones a construit l’idée de « système de genre moderne/colonial » pour montrer comment la conception mythique et fictive du genre et de la domination masculine a été importée et imposée par les colonisateurs européens/blancs aux individus colonisés et a depuis été incorporé par la majorité de la population mondiale légitimant une double hiérarchie de race et de genre, catégories pourtant fictives. La production capitaliste est ainsi basée sur un « contrôle patriarcal racialisé » global.
La perspective décoloniale est donc de :
« sortir de la prison de l’eurocentrisme en tant qu’orientation des connaissances (…) pour se libérer définitivement de l’idée de « race » et du « racisme » ainsi que des rapports de domination entre « genres »
Anibal Quijano
Pour approfondir, nous vous conseillons la lecture du féminisme décolonial d’Abya Yala.
La colonialité de la Nature
Finalement, la dernière notion décoloniale est celle de la « colonialité de la nature ». Elle est proposée pour la première fois en 2004 par l’anthropologue José Eduardo Martinez-Reyes dans son travail de thèse (codirigé par Arturo Escobar).
Pour Hector Alimonda (1947-2017), la « colonialité de la nature » américaine – le système de représentation à travers lequel celle-ci est produite – prend sa source dans le geste originel des expéditions scientifiques impériales. Ils explique dans « La colonialidad de la naturaleza. Aproximación a la ecología política latinoamericana » publié en 2011 que ces « découvertes » consistent en réalité en une incorporation subordonnée des espaces et des ressources socionaturels, exclusivement orientée vers la production de valeurs d’échange. Cette annexion dépendante trouve son expression la plus achevée dans la monoculture intensive née au XVIe siècle avec la plantation sucrière – et depuis lors sans cesse réactivée –, dont la condition de possibilité consiste en l’éradication continue des formes de vie (humaines et non humaines) et des relations socionaturelles préalablement existantes.
Une forme de colonialité brillamment décrite par Malcom Ferdinand dans ses ouvrages et tout au long de sa pensée sur le chlordécone et l’ ”Habiter colonial”.
La pensée décoloniale va alors plus loin que le post-développement : elle propose de décoloniser les savoirs eux-mêmes, de remettre en question l’idée d’une science neutre et universelle. Elle valorise les épistémologies du Sud, les savoirs ancestraux, les cosmologies autochtones. C’est une démarche non seulement critique, mais affirmative : il ne s’agit pas seulement de dire non au développement, mais de dire oui à d’autres manières d’être au monde.
III. Décoloniser l’écologie : vers une écologie du plurivers
L’écologie politique latino-américaine a connu une trajectoire parallèle et homologue à celle des études décoloniales. Apparue il y a une trentaine d’années dans un contexte de reprimarisation (redonner une priorité au secteur primaire d’une économie) néolibérale des économies et d’essor concomitant des luttes politiques et environnementales, elle s’est forgée à la fois depuis des mondes militants et depuis des lieux académiques, dans un dialogue constant avec la political ecology étatsunienne et européenne. Parmi les auteurs les plus reconnus qui ont contribué à l’édification de ce courant théorique, on peut mentionner, notamment, les Mexicains Enrique Leff et Gian Carlo Delgado ; le Colombien Arturo Escobar ; les Argentins Héctor Alimonda, Maristella Svampa et Hector Sejenovich ; l’Uruguayen Eduardo Gudynas ; l’Équatorien Alberto Acosta ; le Brésilien Carlos Walter Porto-Gonzalvez ; et depuis d’autres lieux, le Français Malcom Ferdinand.
« L’écologie décoloniale est donc une écologie vue par les pays colonisés qui ont connu une double exploitation – des humains et des ressources – en subissant par le passé l’esclavage impérialiste et encore aujourd’hui le néocolonialisme capitaliste. Cette emprise des pays dits « développés » sur les pays du sud exploités est doublement délétère, socialement et écologiquement »
Définition de l’Archipel du Vivant
En France, au-delà des enjeux coloniaux persistants dans les anciennes colonies françaises, l’écologie décoloniale vient bousculer l’écologie “blanche” sur des questions qu’elle méconnaît - à minima - qu’elle ignore volontairement dans le pire des cas, à savoir l’antiracisme et les questions coloniales. Fatima Ouassak, une des incarnations de ce mouvement en France, définie l’écologie ainsi :
« D’abord, l’écologie est un projet politique. Cela consiste à dire qu’il s’agit d’aller prendre ou reprendre du pouvoir, du temps, de la joie, de l’espace à un système que je qualifie de colonial et capitaliste. C’est pour cette raison que je parle d’une écologie de la libération »
Cette écologie portée par des personnes racisées critique l’écologie politique blanche, perçue comme un repoussoir pour les populations non-blanches, souvent ignorées, délégitimées ou méprisées.6
"Il y a toute une partie de l'humanité qui ne peut pas protéger la terre parce qu'elle n'est pas légitime sur cette terre. Il s'agit d'abord de la libérer d'un système capitaliste, et d'un système colonial."
Fatima Ouassak, France Inter, 23 mai 2025
On comprend ainsi que l’écologie décoloniale ne concerne pas uniquement les anciennes colonies ou les territoires latino-américains. Elle a également toute sa place dans les pays historiquement colonisateurs, en prenant appui sur les personnes et les territoires qui continuent de subir des formes de colonialité, qu’il s’agisse des banlieues ou des campagnes.
Car si les paysans n’ont pas été directement soumis à l’instrument racial, ils ont néanmoins été l’objet de multiples formes de domination tout au long de l’histoire : dépossédés de leurs terres, privés de la reconnaissance de leurs savoirs, dénigrés comme sales et puants7, soumis à des violences symboliques, au contrôle et à l’exploitation. Nous pensons par exemple aux Karls flamands, à l’origine, au XIVe siècle, d’une des premières grandes révoltes paysannes d’Europe, mais aussi aux luttes agricoles contemporaines, qui prolongent cette histoire d’émancipation et de résistance.
L’écologie décoloniale invite donc à penser les transformations écologiques au-delà des cadres occidentaux. Elle appelle à une écoute réelle des luttes territoriales, à un respect profond des pratiques culturelles locales, et à un décentrement des référentiels politiques et scientifiques. Il ne s’agit plus de chercher des solutions universelles à une crise globale, mais de reconnaître la pluralité des mondes, des savoirs, des relations au vivant.
Le concept de plurivers, popularisé par Escobar et les auteurs de Plurivers: Un dictionnaire du post-développement, désigne cette coexistence de mondes multiples, non hiérarchisés, qui refusent l’imposition d’un modèle unique de vie bonne. L'idée d'un tel livre est née lors de la quatrième Conférence internationale sur la décroissance à Leipzig. Il est composé d'environ 110 entrées thématiques succinctes d'auteurs de tous les continents.
“Pris dans son ensemble, le Dictionnaire du post-développement suggère que les transitions démocratiques pacifiques seront découvertes à mesure que les gens tisseront ensemble pratiques anciennes et nouvelles idées dans une mosaïque mondiale d'alternatives”
Arturo Escobar, Ashish Kothari, Ariel Salleh, Federico Demaria, Alberto Acosta, 2019
La section 3 du livre s’intitule “Un plurivers des peuples : Initiatives transformatrices". Elle présente des récits d'alternatives radicales, de visions spirituelles et de "façons de vivre le monde" pratiques et durables qui existent déjà sur toute la planète. Cette pluralité d'alternatives s'exprime en marge de la modernité capitaliste et fortement masculiniste – à partir des périphéries coloniales et métropolitaines.
Du Nord global, proviennent des écosocialistes, des écoféministes, des biorégionalistes, des écoanarchistes et des partisans de la décroissance et/ou des Communs.8
Du Sud global, nous parviennent des notions inspirantes comme Sumak Kawsay, Buen Vivir (Andes), Swaraj (Inde), Ubuntu (Afrique), Commoning, Communalité, Agaciro, Agdals, Hurai, Ibadisme, Shohoj... Toutes décrivent des philosophies de vie bonne, de solidarité, d’humanité.
L’écologie décoloniale : vers un plurivers éthique et politique
Plusieurs enseignements peuvent être tirés des penseurs décoloniaux et des critiques du développement.
D’abord, l’écologie politique occidentale doit remettre en cause son caractère universaliste, technocratique et capitalocentrée. Elle doit s’ouvrir à d’autres conceptions de la vie bonne, à d’autres ontologies et savoirs, et penser les transformations écologiques sans occulter les contextes socio-historiques tels que la colonisation, le racisme systémique ou les enclosures.
Pour cela, il est essentiel d’imaginer une écologie située, ancrée dans des territoires et des cosmologies diverses :
Penser avec les peuples autochtones et marginalisés, et non pour eux. Il s’agit de reconnaître pleinement la valeur des épistémologies du Sud, qu’elles soient issues des Andes, d’Afrique ou d’Asie, mais aussi des marges rurales et urbaines du Nord.
Remettre en question la place centrale de l’expert occidental souvent déconnecté des territoires et des réalités populaires.
Un contre-exemple révélateur de l’approche coloniale se trouve dans les travaux de Malcolm Ferdinand sur la contamination au chlordécone dans les Antilles. Il dénonce l’invisibilisation de cette molécule, détectée uniquement par les institutions coloniales et, en dernier ressort, par des « scientifiques blancs ». Ces derniers produisent des rapports qui ne sont jamais traduits en créole et sont présentés dans des hôtels de luxe auxquels les Antillais n’ont presque jamais accès. Il invite ainsi à « penser l’écologie en tenant compte de l’histoire coloniale et esclavagiste ».
Ensuite il s’agirait de relier les épistémologies du Sud global aux résistances locales du Nord, notamment celles portées par les paysan·nes et les habitant·es des quartiers populaires :
Damien Darcy, dans Pour une écologie libertaire, propose une écologie paysanne, anticapitaliste, antiautoritaire, et autonome en lutte contre l’agro-industrie, l’accaparement des terres et la dépossession des savoirs ruraux. Il défend une réappropriation collective des communs et une autonomie des territoires. Il s’appuie notamment tout au long de ce livre sur des écrits de B.Charbonneau. Il développe par ailleurs dans “Les Jardins de Babylone” comment l’urbanisation nous fait perdre notre rapport intime, organique au monde.
Fatima Ouassak, avec La puissance des mères puis Pour une écologie pirate, articule écologie, antiracisme et luttes des quartiers. Elle déplace l’écologie vers les marges urbaines, là où les populations racisées, surexposées aux violences écologiques et sociales, construisent une écologie de combat, ancrée dans les vécus et la dignité.
Ces propositions ne sont pas simplement des déclinaisons locales d’un modèle global : elles produisent de nouveaux horizons. Ensemble, elles dessinent une écologie plurielle et relationnelle, libérée de l’universalisme imposé, et nourrie des résistances concrètes. C’est là que se tisse un plurivers écologique : depuis les Andes jusqu’aux cités, depuis les savoirs autochtones jusqu’aux jardins collectifs en banlieue.
La critique du développement a ouvert une brèche dans l’imaginaire modernisateur, révélant que la croissance et la modernité occidentale ne sont ni naturelles, ni universelles. La pensée décoloniale approfondit cette remise en question en dénonçant la colonialité persistante des savoirs, des institutions et des écologies dominantes.
Décoloniser l’écologie, c’est reconnaître la diversité des mondes, des rapports au vivant et des manières d’habiter la Terre. C’est aussi déplacer le centre de gravité du débat écologique, en écoutant les voix longtemps marginalisées : celles des peuples autochtones, des épistémologies du Sud, des résistances communautaires. Au-delà d’une simple critique, il s’agit de construire un plurivers : un monde où coexistent plusieurs visions du bien-vivre, de la nature et de la justice. Une écologie véritablement politique ne peut plus ignorer cette vision.
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Portez vous bien et à très vite,
Jean et Lunaï
Marx (souvent présenté penseur prisonnier de l’idéologie du progrès), prend en compte le côté sinistre de la modernité et souligne la nature contradictoire du progrès capitaliste. Il veut penser l’histoire simultanément comme progrès et comme catastrophe, puisque l’issue du processus historique n’est pas pré-déterminée : “chaque progrès économique est en même temps une calamité sociale”.
Nous pouvons noter que dans le marxisme du vingtième siècle, une version de la théorie du progrès, déterministe et économiciste, a prédominé. Mais l’on trouve un courant dissident qui développe la dialectique esquissée par Marx. Rosa Luxembourg a été la première à rompre, dès la première guerre mondiale, avec toute téléologie déterministe, résumée par sa célèbre formule « socialisme ou barbarie ».
Lissel Quiroz et Philippe Colin, Pensées décoloniales, 2023
Ibid
Le terme criollo vient du portugais crioulo, qui fut utilisé dès le XVIe siècle pour distinguer les esclaves noirs nés en Amérique des esclaves nés en Afrique. Dans les colonies espagnoles d’Amérique, il fut adopté pour désigner les descendants d’Espagnols nés en Amérique, en opposition aux Peninsulares, les Espagnols nés dans la Péninsule. Au sein du système colonial des castes, les Criollos étaient considérés comme des sujets socialement inférieurs aux Espagnols péninsulaires, mais supérieurs à l’ensemble des sujets non blancs. Bien que constituant l’élite économique au sein des colonies, les Criollos furent systématiquement écartés des plus hautes fonctions administratives du système de gouvernance coloniale.
https://reporterre.net/Ils-construisent-une-ecologie-populaire-decoloniale-et-antiraciste
Arte, Documentaire Le temps des Paysans, épisode 2 : Désastres et révoltes
Liste non exhaustive